Lafleur, un joueur d’exception: le crépuscule d’un dieu
Marc de Foy
Guy Lafleur n’est plus un marqueur de 50 buts par saison quand on m’affecte à la couverture du Canadien, à l’automne 1982. Mais sa popularité ne se dément pas.
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Lafleur fait partie de la lignée des grands Québécois de l’histoire. Il est vénéré comme un dieu, il est de la trempe de Maurice Richard. Il porte avec distinction les flambeaux du Canadien et de la nation québécoise.
On aime son franc-parler, on salue ses montées à l’emporte-pièce en scandant « Guy, Guy, Guy ».
Dans la pure tradition
L’homme dégage un grand charisme. Il n’a pas besoin de C ou de A sur son chandail pour obtenir le respect de ses coéquipiers.
Les jeunes joueurs se font petits et discrets à ses côtés.
Encore après 10 ans avec le Tricolore, il arrive dans le vestiaire quatre ou cinq heures avant les matchs, qui commencent à 20 h.
À l’extérieur de la patinoire, il est un ambassadeur hors pair. Comme son idole et maître à penser Jean Béliveau, il véhicule l’image du Canadien avec classe et noblesse.
Il se fait un devoir de répondre aux demandes de tout le monde partout où il passe.
Éclipsé par Gretzky
Les temps ont changé aussi pour le Canadien. Les années de dynastie sont terminées.
L’équipe est moins puissante. Elle connaît encore des saisons de 100 points, mais elle s’éclipse rapidement dans les séries.
Au printemps 1981, le Tricolore se fait lessiver par les Oilers d’Edmonton en ronde préliminaire. C’est l’année où, avant la série, le gardien Richard Sévigny confie au confrère Tom Lapointe que Lafleur va mettre Wayne Gretzky dans sa petite poche arrière. Gretzky totalise 11 points en trois matchs contre un seul pour Lafleur.
La déclaration de Sévigny le suivra longtemps.
Lafleur fait un peu mieux l’année suivante contre les Nordiques avec trois points en cinq rencontres, mais le Canadien s’incline à nouveau en première ronde.
En 1983, le Canadien s’effondre à nouveau en trois rencontres au premier tour. Lafleur obtient des mentions d’aide sur les deux seuls buts marqués par les siens dans la série lors du dernier match à Buffalo.
Corey fait le ménage
Ronald Corey, qui a été nommé président de l’équipe l’automne précédent, en a assez vu. Il remplace Irving Grundman au poste de directeur général par Serge Savard et l’ancien membre du fameux Big Three choisit André Boudrias pour succéder à Ronald Caron, dit le Prof, dans le rôle de directeur du recrutement.
De plus, Savard convainc Jacques Lemaire de revenir dans l’organisation, mais son grand ami ne veut pas être entraîneur-chef. Un rôle d’adjoint sied davantage à ses aspirations.
Le DG s’en remet à Bob Berry pour continuer à diriger l’équipe derrière le banc.
Les amateurs accueillent ces changements avec satisfaction. Pour eux, c’est la perspective de jours meilleurs.
On se dit que l’embauche de Savard et de Lemaire va permettre à Lafleur de reprendre son élan.
Les résultats de la première saison sont décevants. L’équipe connaît une première saison inférieure à ,500 depuis la campagne 1950-1951.
Février venu, les vétérans en ont assez de Berry.
Avec 17 matchs à jouer, Savard ne donne pas le choix à Lemaire. Il l’exhorte à prendre les commandes derrière le banc.
Peu après, Steve Penney devient le quatrième gardien à garder les buts en cette saison difficile. Puis, Chris Chelios s’amène de Sarajevo, où il a défendu les couleurs américaines aux Jeux olympiques.
Le début de la fin
Contre toute attente, le Canadien connaît ses meilleures séries en cinq ans. Mais le temps de jeu de Lafleur diminue. Il ne fait plus partie du premier trio.
On ne le sait pas encore, mais c’est le début de la fin de son association avec le Canadien. À l’automne 1984, il reste six joueurs des éditions championnes de 1976 à 1979 dans l’équipe. Par ordre d’ancienneté, ce sont Lafleur, Steve Shutt, Larry Robinson, Bob Gainey, Mario Tremblay et Pierre Mondou.
Début novembre, Steve Shutt, qui subit le même traitement que Lafleur, est échangé aux Kings de Los Angeles.
La tension monte entre Lafleur et Lemaire.
Lors d’un vol nolisé vers Detroit, Lafleur me dit qu’il n’aurait pas d’objection à être échangé. Il sait qu’il ne joue plus comme à ses plus belles années, mais il pense avoir encore de bonnes saisons dans le corps.
« Pour être heureux, je dois jouer. Si on m’envoyait dans des villes comme Detroit ou New York, je partirais sans hésiter. Je ne voudrais pas penser à 38, 39 ou 40 ans que ma carrière aurait pu connaître une plus belle fin si j’avais pu jouer ailleurs à mes dernières saisons. »
Il termine en laissant sortir sa frustration.
« Comment voulez-vous que je produise à un rythme soutenu si je joue deux minutes par ci, deux minutes par là ? »
Réaction de Savard à notre arrivée à Detroit : « Pas question que j’échange Lafleur. »
Tempête à Montréal !
Les propos de Lafleur enflamment Montréal.
Les émissions sportives radiophoniques en font leurs choux gras.
Le 23 novembre, CJMS annonce le début d’un sondage comportant trois questions.
Les amateurs ont le choix entre :
- Lafleur doit-il continuer à jouer ?
- Lafleur doit-il se retirer ?
- Lafleur doit-il être échangé ?
Sans attendre, je communique avec Savard qui, en ce vendredi, est encore à son bureau à 17 h 30.
Sa réponse n’a pas changé : « Je le répète : Lafleur ne sera jamais échangé. Je ne fais pas de cachette en y allant de cette déclaration. Je l’ai dit dans le passé et je le pense toujours. »
Mais, à un moment donné, il me lance à brûle-pourpoint : « Coudonc, avez-vous des micros dans mon bureau ? »
L’explication est que Serge Savard avait convoqué Guy Lafleur et Jacques Lemaire dans son bureau la journée même pour que chacun vide son sac et résolve le différend qui les opposait.
Lemaire s’engagea à utiliser Lafleur davantage le lendemain contre les Red Wings de Detroit. Mais on ne voit pas vraiment de changement.
L’impensable se réalise
Après le match, Claude Mouton annonce aux journalistes dans l’autobus en partance pour l’aéroport de Dorval que Lafleur a subi une blessure à l’aine et qu’il ne sera pas du match du lendemain à Boston.
Mais Lafleur ne souffre d’aucune blessure. C’est plutôt son moral qui est atteint. Il est découragé. Il n’en peut plus.
Pendant que le Tricolore se prépare pour son match contre les Bruins, Lafleur se rend à Thurso pour faire savoir à sa famille qu’il abandonne le hockey.
Et c’est ainsi qu’en début de soirée, le 26 novembre 1984, Lafleur fait savoir publiquement, lors d’une conférence de presse monstre au Forum, qu’il en a fini avec le hockey.
C’est la consternation au Québec !
Le public se range derrière son idole et accuse la direction du Canadien d’avoir laissé tomber son joueur vedette.
Comme le Rocket
Maurice Richard se remémore sa propre retraite, en 1960. Il avait alors 39 ans, mais il ne se sentait pas vraiment prêt à accrocher ses patins.
Le départ de Lafleur le laisse pantois.
« Trente-trois ans, c’est bien jeune pour lâcher », me dit-il.
Steve Shutt sait exactement comment Lafleur se sent.
« Flower et moi ne pouvions pratiquer le style de jeu préconisé par Lemaire », lance-t-il lorsque je le joins à Los Angeles, où il poursuit sa carrière depuis trois semaines.
Ça n’aurait pas dû arriver
La fin de la carrière de Lafleur avec le Canadien implique de grands artisans de la dynastie des années 1970.
Lafleur et Lemaire étaient comme les doigts de la main quand ils jouaient côte à côte avec Steve Shutt comme partenaire de trio.
Savard n’était jamais loin d’eux.
Les trois ont remporté la Coupe Stanley à cinq reprises ensemble. Ils étaient unis comme les joueurs savaient l’être dans le temps.
Près de 40 ans après les événements, je me dis encore que ça n’aurait jamais dû arriver.