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L'article provient de Le Journal de Montréal
Culture

Les grands classiques: «Fargo», La froideur du rêve américain

tirée d'IMDB
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Victor Norek

6 avril à 10h05
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Les chutes de neige historiques que nous avons eu cet hiver m’ont donné envie de me replonger dans les étendues blanches de la comédie noire des frères Coen, et comme d’habitude, un plan très particulier en est ressorti.

Le sixième long métrage du duo de réalisateurs à l’origine du Big Lebowski et de No country for old men, Fargo, sorti en 1996, est un pas de côté dans leur filmographie, jusque-là marquée par la grandiloquence et le baroque. Ici, au contraire, tout est froid et clinique, créant un humour décalé et sardonique.

tirée d'IMDB
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Ce film nous raconte la combine fomentée par Jerry, vendeur de voitures dans l’un des coins les plus reculés des États-Unis, pour faire enlever sa femme par deux truands et récupérer l’argent de son enlèvement, entraînant la mort de sept personnes.

Cependant, bien que cette histoire soit inventée de toutes pièces, le carton d’ouverture tente de faire croire le contraire au spectateur, en lettre capitale : « CECI EST UNE HISTOIRE VRAIE. À la demande des survivants, les noms ont été changés. Par respect pour les morts, le reste a été raconté exactement comme il s’est déroulé. »

L’illusion

Pour renforcer leur mascarade, les cinéastes ont fait en sorte de désamorcer tout ce qui pourrait sortir du réalisme pour faire, selon leurs propres mots, un film « anti-spectaculaire », le plus documentaire possible, entièrement tourné en décors réels en plein hiver.

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C’était d’ailleurs l’hiver le plus chaud et sec depuis 100 ans, ce qui fait qu’ils ont pourchassé la neige pendant tout le film, déplaçant le tournage des extérieurs de plus en plus au nord au fur et à mesure.

Photo tirée de IMDB
Photo tirée de IMDB

Cette sobriété absolue ne fait que décupler la bizarrerie totale des événements, mettant le spectateur en porte à faux quant à la véracité pourtant revendiquée du récit. C’est là le génie des frères Coen, puisque n’importe qui d’autre aurait renforcé son aspect surréaliste, mais c’est là l’intelligence du film : l’opposition totale entre ce qu’il raconte et la façon dont il est mis en scène.

Si le protagoniste passe son temps à arnaquer ceux qui l’entourent (les truands, sa femme, son beau-père et même ses clients), Fargo fait exactement pareil avec son spectateur, en lui livrant un produit radicalement différent des faits réels promis.

MGM Television
MGM Television

En forçant l’empathie avec ce sinistre personnage, le film questionne ainsi, de façon plus globale, notre rapport à l’illusion du rêve américain, qui n’est finalement, lui aussi, qu’une arnaque, une publicité pour ce pays où les rêves s’échouent sur ses côtes.

L’ancrage radical de la mise en scène dans une imagerie documentaire fait que les meurtres qui y sont décrits deviennent du quotidien, ce à quoi l’Amérique est confrontée tous les jours, sans sourciller, depuis sa fondation.

Dans un entre-deux

Fargo est situé exactement au centre des États-Unis, au beau milieu de la route entre l’est et l’ouest. Le film insiste sur le fait que dans les endroits qu’il décrit, personne ne s’arrête, les gens n’y font que passer.

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Le bureau de Jerry a d’ailleurs été construit spécialement pour donner sur une route en arrière-plan. Les équipes ont eu beaucoup de mal à trouver les différents lieux du film puisque les cinéastes voulaient cette idée de déplacement constant autour des personnages afin de donner l’impression qu’ils sont piégés dans un entre-deux.

À Fargo, il n’y a rien à l’horizon que la grisaille et la neige, donnant un aspect abandonné à ces lieux, villes fantômes sans même s’en rendre compte.

Photo tirée de IMDB
Photo tirée de IMDB

Pourtant, le plan de Jerry est d’y faire construire un stationnement. Une absurdité puisqu’il n’y a justement aucune voiture à part la sienne dans celui de l’entreprise de son beau-père.

C’est précisément ce plan qui nous intéresse aujourd’hui, qui pourrait à lui seul résumer les thématiques du long métrage : Jerry marchant seul dans cette immensité blanche barrée par une trace de pneus qui la traverse d’est en ouest – une autre personne qui a traversé ces lieux sans s’y arrêter.

Les Coen nous rappellent ainsi que l’histoire des États-Unis part de la côte est et finit sur la côte ouest, et tout ce qui est situé entre les deux n’a été qu’une étape pour aller plus loin.

Ceux qui s’y sont arrêtés y ont été oubliés, fantômes blanchâtres de l’Amérique, immobiles, gelés dans le temps, recouverts d’un manteau de neige.

En bref

Fargo : 1996, réalisé par Joel et Ethan Coen, avec Frances McDormand, William H. Macy, Steve Buscemi et Peter Stormare.

Recettes : 60 M$ (international)

Récompenses : Oscar du meilleur scénario original pour les frères Coen et de la meilleure actrice pour Frances McDormand, prix de la Mise en scène au festival de Cannes et aux BAFTA.


Victor Norek, créateur de la chaîne YouTube Le CinématoGrapheur, est spécialisé dans le décorticage des films grand public. Il écrit pour le magazine Rockyrama et est conférencier, entre autres, pour la Cinémathèque québécoise.

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