Le règne du «oui, mais» et l’importance de croire les victimes
Ne pas croire les victimes, à mes yeux, relevait de la fiction, d’un stéréotype archaïque. Je n’avais jamais envisagé d’autre possibilité. Je sais trop bien aujourd’hui, pour avoir étudié le sujet, les douleurs associées au processus de dénonciation tel qu’on le connaît.
Juliette Bélanger-Charpentier
Au début de mes études au certificat de victimologie, à peine entré dans la classe, chaque chargé de cours s'empressait d’insister sur l’importance de croire les victimes dès leur tout premier contact avec nous.
Chaque étude, chaque documentaire, chaque article dépeint les obstacles que doit affronter la personne qui porte plainte, les difficultés qui viennent alourdir les épaules des victimes déjà fragilisées par le trauma lui-même.
Le processus est souvent décrit comme un passage cauchemardesque, un mauvais rêve pire que tous les autres: celui dans lequel on crie aussi fort que l’on peut sans que personne ne nous entende.
Non. En connaissant cette réalité étouffée par tant de facteurs, croire les victimes relève du pléonasme. Cela dit, et même si les choses tendent à évoluer, force est de constater que la mécanique de changement reste lente.
Un mécanisme «humain» de remise en question
Mes deux yeux bien protégés derrière des lunettes roses, je trouvais incohérent d’étudier en victimologie sans tenir pour acquise la véracité du récit et des réactions traumatiques d’une victime. J’ai vite compris que j’étais naïve. L’accueil du premier discours des chargés de cours créait un malaise palpable chez plusieurs de mes confrères et consoeurs. D’entrée de jeu, certains d’entre eux levaient la main et commençaient leur intervention par le tristement célèbre: «Oui, mais...»
«Oui, mais que fait-on des fausses déclarations faites à la police?»
«Oui, mais comment faire valoir les intérêts de la victime si elle n’a pas de preuve tangible?»
«Oui, mais que faire de la présomption d’innocence?»
Mes lunettes se sont assombries à la lumière des réactions de mes camarades de classe, mes futurs collègues, ceux que je croyais pourtant mes alliés dans cette lutte aux préjugés entourant les victimes. Ces réactions, je les ai d’abord perçues comme des incohérences, aux limites de la confrontation. Les questionnements me jetaient dans un abîme d’incompréhension. Pourtant, si l’on a tendance à crier à la mauvaise volonté, au manque de perspective ou même de coeur, le mécanisme de remise en question est humain, intelligent même. Il aide à digérer les nouvelles informations, à percevoir les nuances et à saisir la complexité d’un concept. Difficile d’être contre, finalement.
L’empathie
Puis, au fil de la session, quelque part entre l’apprentissage des symptômes d’état de stress post-traumatique, des failles du système judiciaire et des améliorations à y apporter pour tout ce qui a trait aux agressions sexuelles, j’ai aussi appris à peaufiner mon empathie. À titre de future intervenante, mais d’humaine également. Mon empathie pour les victimes, leur passé, leur vécu. Mon empathie pour le choc qu’on ressent lorsqu’on réalise qu’un être, connu ou non de la victime, s’en est pris à elle dans le but de lui nuire, d’assouvir ses propres besoins contre son gré ou de lui causer du tort. Une trahison et une perte de confiance totale, profonde et douloureuse en l’être humain. Accepter que l’autre ait pu être victime d’un acte criminel, c’est aussi apprivoiser l’idée que, non seulement c’est une réalité, mais aussi qu’elle pourrait devenir la nôtre un jour. Ce constat est suffisamment bouleversant pour qu’on s’enfouisse la tête dans le sable, laissant de côté notre pleine capacité à être présent pour l’autre à travers ce processus difficile qu’est celui du dévoilement d’une victimisation.
Comment accompagner une victime qui se dévoile?
Lorsqu’on apprend qu’un proche a été victime d’une agression, une partie de notre confiance en un monde juste et équitable s’effrite. On peut même en venir à s’interroger sur nos propres mécanismes de survie, à se demander s’ils sauront nous protéger en cas de danger. Ce sont tous les systèmes internes et externes de confiance qui se fracturent lorsqu’une victime subit un préjudice sévère. Le simple fait d’être en contact ou à proximité de cette réalité, racontée par un proche ou non, peut fragiliser notre confiance en soi et en l’autre. Saurait-on comment réagir si ça nous arrivait? Doit-on vivre en cultivant la méfiance envers autrui? Des pensées suffisamment effrayantes et inconfortables pour choisir de fermer les yeux. Pour s’accrocher au «oui, mais» comme à un bouclier.
«Oui, mais la victime peut-elle être responsable de son agression?» Absolument pas, bien sûr. Mais ce scénario n’a-t-il pas l’effet de soulager notre besoin de connaître les détails qui pourraient nous indiquer, à notre tour, la façon de repérer un danger potentiel? C’est un peu tenter de se dissocier de la peur en l’anticipant, dans une tentative ultime de la maîtriser. D’emblée, le caractère ciblé et intentionnel de l’agression est difficile
à assimiler pour une victime ayant subi une agression. Pour mieux comprendre la séquence des évènements, cette dernière aura tendance à blâmer ses propres comportements, son attitude et ses choix plutôt que de responsabiliser l’agresseur. Sachant cela, si une victime se confie à nous, on évite d’ajouter au fardeau de sa culpabilité nos propres réactions de responsabilisation
Ajouter l’insulte à l’injure
Ainsi, lorsqu’on rejette la valeur émotive et véridique d’une dénonciation, on risque d’invalider, de minimiser, de réduire ou de banaliser non seulement l’évènement traumatique, mais aussi la réaction de la victime, son trauma. Les conséquences d’un tel geste peuvent être multiples et nuisibles à plusieurs égards pour la personne qui dénonce. Cela peut notamment renforcer ses sentiments déjà présents de culpabilisation, de détresse et de responsabilisation, voire lui faire douter de la validité de ses propres émotions et de ses perceptions personnelles (qui sont pourtant bien réelles; les réactions traumatiques étant des réactions normales à un contexte anormal). Le fait de ne pas être cru par son entourage, par divers intervenants sociaux, policiers, judiciaires et autres, peut occasionner une myriade de victimisations secondaires s’ajoutant au trauma initial. Une trop grande souffrance et une perte de confiance en ses repères complexifient le processus de recherche d’aide.
Dépasser ses préjugés
Lorsqu’on refuse de croire une victime, les dommages collatéraux sont énormes. Il est nécessaire d’oublier nos préjugés, nos propres peurs et nos doutes dans le but d’offrir à la personne qui souffre un espace au sein duquel elle se sentira crue et validée. La confiance est essentielle au processus thérapeutique de réparation et au sentiment de reprise de pouvoir personnel. Sans confiance, une victime peut en venir à refuser d’entamer ou à abandonner une démarche d’aide. Il ne faut pas que le lien sécurisant se rompe avec les personnes censées être ses alliées.
Croire le vécu de la victime, valider ses réactions, et ce, même si la gravité subjective de l’agression semble faible, restent les éléments les plus précieux du sentiment de soutien, un soutien si nécessaire au rétablissement du lien de confiance. L’objectif ultime est d’outiller la victime pour lui permettre de se réapproprier son pouvoir personnel, trop souvent dérobé par l’agression. En d’autres mots, croire la victime, c’est lui offrir une base solide pour reconstruire une vie qui lui ressemble, sans être envahie par des symptômes récurrents ou le sentiment d’être uniquement définie par sa victimisation.
Un remède: l’union
Si, depuis quelques mois, la peur est partie prenante de notre quotidien, le remède le plus efficace demeure le soutien, qu’il provienne de nos proches ou de la collectivité, car il génère le mouvement.
Si notre premier sentiment est le rejet, la remise en question ou le doute en écoutant la dénonciation d’une victime, on s’empresse d’aiguiser notre humanité pour ne pas exacerber sa douleur. On doit prendre le temps de reconnaître ses besoins, ses réactions et son trauma, de les valider et de les accueillir avec bienveillance dans un environnement sécuritaire et stable, propice à la parole. Je ne crois pas que cela relève de l’utopie. C’est bien la moindre des choses, et je nous sais capables d’aller au-delà de l’espoir en préférant l’action à l’impuissance. Parce qu’il est grand temps que le règne du «oui, mais» tire à sa fin.