Entrevue: Marjo est un chat sauvage
J’ai rencontré Marjo pour la première fois en 2019. Nos routes ne s’étaient jamais croisées avant ce jour de juin où j’ai chanté avec celle qui va. Oui, oui, vous avec bien lu, j’ai chanté «Illégal» avec notre rockeuse nationale, aux Francos de Montréal!
Catherine Pogonat
Un moment à marquer d’une pierre blanche dans la liste de mes réalisations personnelles. La soirée qui suivit fut épique... On est sorties au resto, on a philosophé à grands coups de rires et de bouteilles de vin, jusqu’aux petites heures du matin. J’ai découvert une femme d’une rare franchise, une femme forte, assumée, qui parle d’amour et de liberté, de poésie et d’impoésie, de sa vie de belle bohémienne dotée d’un impressionnant appétit de vivre.
Ma deuxième rencontre avec cette pionnière du rock québécois au féminin a eu lieu récemment. Entre ses tournages de coach à La Voix, ses spectacles, son rêve pas encore assouvi de devenir chanteuse de jazz et sa vie d’ermite à la campagne, Marjo a trouvé du temps pour réfléchir à son parcours, dans un resto asiatique du centre-ville de Montréal.
Tête-à-tête avec celle qu’on a connue dans Corbeau, en solo, en bas résille et talons aiguilles, celle qui choque et qui rassemble, celle qui n’aime pas l’introspection et ne vit que pour l’instant présent. Pour cette dynamo, pas de cassette, pas de politiquement correct. Que du vrai.
Marjo, te souviens-tu du moment où tu as réalisé que tu avais de la voix, que tu pouvais chanter?
Je l’ai toujours su. Chanter était un besoin. Une évidence. Ça devait arriver. Je ne l’ai pas provoqué. Je n’ai jamais rien demandé, d’ailleurs. J’ai toujours laissé la vie aller. Je n’ai jamais décidé d’un métier ou d’un plan de carrière. Et ça a toujours fonctionné. Ça n’arrivait pas nécessairement quand je le voulais, j’avais souvent des années de retard sur les autres, mais ça valait la peine d’attendre. La vie s’installe, malgré moi.
Tu n’as jamais décidé d’être chanteuse?
Jamais, mais je savais que ça se passerait! D’une manière ou d’une autre. J’ai appris sur le tas. Avec François Guy, avec Corbeau. Chanter, être sur scène, bouger, composer et écrire surtout. Je ne savais pas que je pouvais écrire. J’ai eu d’excellents professeurs: Pierre Harel et Jean Millaire. Ouvrir un dictionnaire, chercher des mots, des sens, comprendre la rythmique des syllabes. L’écriture a été mon plus grand apprentissage. J’ai tout appris en me jetant dans la gueule du loup!
Ç’a été dur de faire ta place en tant que femme dans le rock?
J’ai été acceptée tout de suite. J’étais une des leurs. Je savais que j’étais capable. Il n’y avait pas de femmes dans le rock, je n’avais pas de modèle. Je n’en avais pas besoin. Je savais que j’étais à ma place. J’ai été muse, puis créatrice, et personne ne m’a fait sentir que j’étais une fille dans un milieu de gars. J’étais bien entourée, et j’avais de l’espace pour exister.
Ça fait longtemps que tu n’as pas lancé de nouvelles chansons originales. Es-tu tannée, des fois, de chanter tes vieux tubes?
Jamais! Mes chansons, peu importe le nombre de fois que je les ai chantées, je les vois comme des pièces de théâtre. Je revis une scène de ma vie chaque fois que je les chante. Elles sont des polaroïds de mon histoire. Il n’y en a aucune que j’éliminerais. Ce serait comme effacer un morceau de moi.
Travailles-tu ta voix?
Aujourd’hui, je n’ai pas le choix de prendre soin de ma voix. Je n’ai jamais suivi de cours de chant ou fait de vocalises. Les chanteuses ont souvent des nodules et des problèmes aux cordes vocales. Moi, non. Mais en vieillissant, je dois faire attention. J’ai appris à placer ma voix, à mieux la connaître avec le temps. Toi, Catherine, ça fait combien de temps que tu animes des émissions?
Aïe, aïe, aïe (petite gêne ici)... J’ai commencé super jeune... Ça fait 25 ans!!!
Donc, tu sais maintenant comment aller chercher ta voix, la placer, jouer avec elle. C’est un outil fabuleux! Maintenant, je fais aussi des narrations pour des documentaires. J’apprends à prendre mon temps, à me poser. À laisser parler les silences. Au début, je me garochais. Je chantais sans technique, sans filet. Maintenant, je sais comment me rendre. Le canal, je le connais.
Est-ce que tu écris encore?
Pas du tout! J’ai un petit cahier dans lequel je prends des notes, mais écrire des chansons, ça ne me manque pas pantoute. Toute jeune, je voulais chanter, pas écrire. Aller dans l’introspection, ce n’était pas pour moi. Je voulais faire! Faire des choses avec mes mains, mon corps, ma voix. Être dans l’action. Je suis une manuelle, une faiseuse. L’écriture, la poésie, ce n’est pas naturel chez moi.
Quand j’étais petite, tu incarnais, au Québec, la femme émancipée, fière de son sex-appeal. Tu en étais consciente?
Quand j’ai commencé à être mannequin, à être muse de photographes, j’ai pris conscience de mon corps. C’est vrai que je n’ai jamais été gênée. J’avais vu la danseuse et chorégraphe Margie Gillis, qui dansait seins nus. Je m’étais dit que si Margie le faisait, je pouvais le faire aussi! La scène crée une saine distance. Même peu habillée, je me sentais protégée. Je le savais que j’allais loin, mais j’y allais sans crainte. Le regard des autres m’aidait. Les paroles m’aidaient aussi à me laisser aller. J’abordais des sujets crus, comme dans la chanson Baby Lily, où je parle de sadomasochisme. Je ne sais pas d’où me sont venues ces paroles violentes. Pas de mon expérience à moi en tout cas...
Tu as cette violence en toi?
Tu sais, je peins. Et dernièrement, un ami m’a dit qu’une de mes toiles était violente. C’est peut-être un côté de moi dont je n’ai jamais eu conscience. Je dois avoir une certaine violence en moi que je ne connais pas, une sorte de mécanisme de défense.
Ta relation avec Jean Millaire, qui a été ton amoureux et ton partenaire de création [NDLR: Jean Millaire a coécrit avec Marjo Ailleurs, Illégal, Bohémienne, Chats sauvages, Provocante, etc.], a été déterminante dans ton parcours. Quand vous vous êtes laissés, tu as perdu la moitié de ton duo de création. Ça a créé un grand vide, j’imagine?
Un vide immense. Mais je l’ai voulu, ce vide-là. Je devais partir. J’en avais plein mon casque de cette vie de rock. Trop d’alcool, trop de drogues, trop de nuits folles. J’y suis allée à fond. Je savais que je devais arrêter. J’ai dû couper les ponts. M’éloigner de ma relation avec Jean Millaire, de ma vie de chanteuse, de Montréal. Je suis partie à Charlevoix en 1999. J’ai changé de vie, je ne chantais plus, je respirais enfin. Je vivais! Je coupais des branches, je tondais le gazon avec mon gros tracteur, j’allais voir mes amis qui élevaient des agneaux, je peignais. J’étais bien! C’est un métier difficile, la musique. Il faut se donner beaucoup. Ça apporte beaucoup, mais c’est un don de soi. Donc, cette coupure-là a été vitale pour moi.
Tu es vraiment une solitaire, un vrai chat sauvage?
TOTALEMENT! J’ai un besoin viscéral de vivre seule. Je n’ai jamais vraiment vécu avec mes chums, car j’ai vite réalisé que j’aurais toute ma vie besoin de ma bulle, que je ne pouvais pas partager mon espace. Je ne suis pas une fille d’équipe. Je suis une vraie artiste solitaire. Je suis trop frivole pour être en couple et pas faite pour la maternité. J’ai besoin d’air. Je travaille beaucoup, trop. Mais comme je vis seule, quand j’arrive chez moi, il n’y a personne, il n’y a pas de bruit, pas de musique. J’ai la paix. C’est comme ça que je me ressource. Je mène une vie de moine! (rires)
Tu n’écoutes même pas de musique?
Presque pas. Si j’écoute de la musique, c’est du jazz. Je n’écoute que du jazz, le reste ne m’intéresse pas. C’est une musique qui me laisse respirer.
Tu aurais voulu être une chanteuse de jazz?
Oh oui! Je suis sûre que je vais le faire, un jour. C’est mon rêve d’être chanteuse de jazz. Mais je travaille trop en ce moment, je n’ai pas d'espace pour créer. Pas d’espace pour appeler un musicien de jazz et lui demander de venir inventer des chansons avec moi. Un jour, un jour...
Est-ce que tu t’arrêtes, des fois?
Je n’arrête jamais, je suis toujours active! Même seule chez moi, j’ai toujours mille projets. Mon terrain est super grand, et je fais tout moi-même. J’ai besoin d’être parfois loin du public, mais je suis toujours active, jamais en pause.
Le mot qui te décrit le mieux?
Liberté. Dans tout. Ma vie personnelle, ma carrière. Partout. Si tu t’approches trop près de moi, je pars.
Dans les années 80, tu disais ne pas être féministe. L’es-tu aujourd’hui?
Je ne pense pas... ou peut-être que je le suis, mais je n’ai pas envie de m’afficher. Pour prendre la parole, militer, revendiquer, il faudrait que je devienne une spécialiste des droits des femmes, et je ne me sens pas assez outillée pour mener cette lutte. Je suis une femme, donc je me suis butée à des commentaires et à des comportements machos, mais je me suis débrouillée et ça ne m’a pas arrêtée. Je suis allée là où je voulais aller. Les femmes le peuvent si elles le veulent. Sois forte, suis ton propre chemin.
Tu rêves de quoi, aujourd’hui?
De vivre vieille, comme ma mère, qui a 95 ans. D’avoir toute ma tête. D’être heureuse. Ma mère voit toujours le beau côté des choses. Elle est mon modèle. Elle aime la vie. Et elle a eu une vie difficile. Elle a vécu des choses dures, elle y a goûté! Je n’entrerai pas dans les détails, par pudeur et respect pour elle, mais c’est une survivante. Elle n’en parle pas. Elle est heureuse.
Le regard du public t’affecte-t-il parfois?
Pas du tout. Je m’en fous. Je suis libre. Vous pouvez me lancer des roches, ça ne me dérange pas, j’ai un bon bouclier! (rires) Pitchez-en, vous ne me ferez pas mal!
Je quitte le restaurant en entendant au loin Marjo qui me crie: «Je t’aime, je t’aime!» La vie est belle. Marjo m’aime. Marjo est libre. Marjo est un chat sauvage. Marjo sait qui elle est. Et contrairement aux paroles de sa chanson, Marjo n’oublie jamais.