Autant en apporte le vent, par Kim Thuy
Kim Thúy
Expériences marquantes, réflexions, fantasmes... 10 plumes de chez nous racontent dans leurs mots comment s’est forgée — et continue d’évoluer — leur perception de la beauté.
Autant en apporte le vent, par Kim Thúy
J’habite dans un très beau quartier. Les maisons y sont silencieuses de par leur taille discrète et leur architecture mesurée. Elles se côtoient avec l’élégance de la courtoisie. L’intimité de chacune des demeures est préservée par de petites haies ou quelques mètres de clôture. Les voix sont sobres pour ne laisser entendre que la beauté ordinaire des conversations du quotidien entre les parents et leurs enfants, entre frères et sœurs, entre ami.e.s... Les habitants de ce coin du monde semblent avoir trouvé le fragile équilibre de l’harmonie et du compromis. Ils savent être à la fois réservés et généreux. Sans donner de consignes, ils chuchotent la nuit pour protéger les rêves de ceux qui dorment et, le jour, ils permettent à la rue de se transformer en terrain de basket ou de hockey.
S’il existe un dieu, je suis certaine qu’il utilise mon quartier en tant que laboratoire ou modèle expérimental de paradis terrestre peuplé d’humains vivants. Il essaie probablement de voir si nous savons préserver la délicatesse de cette harmonie. Afin de ne rien gaspiller de cette chance que j’ai d’habiter dans ce havre, je sillonne les rues au printemps pour admirer la floraison des magnolias et des pommiers. Au mois de mai, le parfum des pivoines m’attire d’un côté et celui des lilas m’attrape de l’autre, sans compter l’insistance du muguet. L’été, je ne sais plus où donner de la tête, parce qu’on ajoute, au spectacle des couleurs, la fumée des barbecues et les éclats de rire dans les piscines. Par contre, à l’automne, je suis fidèle à un seul arbre. Il se trouve à un coin de rue de chez moi. Je peux le surveiller de ma galerie. Il est le plus majestueux des érables de mon voisinage. Un jour, j’y ai croisé une dame, sous cet arbre. Elle marchait avec une canne blanche.
Moi: Nous avons de la chance d’avoir le plus bel arbre dans notre quartier.
Elle: En effet, il est parfaitement rond.
Moi: Et parfaitement jaune en cette saison.
Elle: Ah! Je ne savais pas qu’il était jaune.
Moi: Pardon... Puis-je vous demander alors... Comment saviez-vous qu’il était rond?
Elle: Écoutez le vent!
Vous voyez, le vent ne circule pas de la même manière dans cet arbre que dans un peuplier. Si vous écoutez le bruissement des feuilles, vous pouvez voir à la fois sa taille et sa forme.
Depuis cette rencontre, je joue avec mes sens. Je ferme parfois mes yeux pendant les promenades pour voir autrement. L’ouïe et l’odorat, sans la vue, m’ont fait entendre la musicalité des pas complices d’un vieux couple et l’hésitation des pas de deux personnes à leur premier rendez-vous. De même, je me discipline à me taire pour laisser le cœur me raconter ce qu’il a entendu et, surtout, me rappeler qu’il est le meilleur guide à suivre pour ne jamais perdre l’amour de vue.
Voilà, je vous confirme que le paradis existe et qu’il est terrestre.
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La table de Kim, qui compte 2 saisons, est diffusée sur les ondes d’ICI Radio-Canada Télé tous les dimanches jusqu’au 18 juillet, puis du 15 au 22 août, à 14 h. Kim s’associe par ailleurs au Curateur public à titre d’ambassadrice, dans le cadre de la mise en œuvre de la loi visant à mieux protéger les personnes en situation de vulnérabilité d’ici juin 2022.