Sarah-Maude Beauchesne, l’affranchie
Blogueuse, puis autrice, puis actrice-scénariste, Sarah-Maude Beauchesne est l’une de nos meilleures chroniqueuses de la féminité québécoise.
Chris Bergeron
De la fenêtre du siège arrière de mon Uber, je vois Sarah-Maude Beauchesne qui m’attend sur un banc public, devant un café à la mode, au coin d’une petite rue de Villeray. Son amoureux est avec elle. Ils forment un beau couple. Elle: souriante, relaxe, élégante, longiligne. Lui: sympathique, attentionné. Je suis heureuse de pouvoir épier ce petit moment de tendresse, cet instantané d’affection quotidienne.
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Je sors de l’Uber, le couple me remarque. Elle me fait signe. Il lui donne un petit bec sur les lèvres en lui tenant la main. Il me salue et s’éclipse avant que j’aie le temps de traverser la rue pour les rejoindre. Cette scène me rassure. D’abord pour elle. C’est que Fourchette – la Sarah-Maude que l’on connaît dans la série du même nom, diffusée depuis trois ans à ICI Tou.tv – a rarement droit à ce genre de petits moments de joie simple. Son personnage n’est pas très doué pour le bonheur. Il s’en méfie, même. Comme beaucoup de femmes, moi incluse d’ailleurs.
Disons-le tout de suite, j’envie Sarah-Maude. C’est une belle grande jeune femme talentueuse qui réussit tout ce qu’elle entreprend, parce qu’elle le fait avec cœur, transparence et sans arrière-pensée. Je l’envie surtout parce que j’aurais aimé être une belle grande jeune femme talentueuse. Mais voilà, je me suis avoué trop tard que j’étais une femme. À 40 ans. Je suis une femme trans qui s’est construite sur le tard. La jeunesse triomphante des filles brillantes, je ne la connaîtrai jamais. Alors je la vis par procuration, en écoutant leurs séries, en les lisant. J’essaie de rattraper le temps que je n’ai jamais eu. Je porte un regard cordial, admiratif sur les femmes comme Sarah-Maude. C’est peut-être pour ça que l’on m’a demandé d’écrire ce texte.
Autant dire que pour moi, l’univers des Fourchettes contient tout ce qui m’a manqué: les folles aventures, les joies solaires et les peines-tempêtes des filles, le chaos et le bruit que causent les hommes dans des vies qui, sans eux, seraient trop légères, trop effervescentes pour être supportables.
Malgré tout, l’autrice et son personnage sont d’éternelles angoissées. J’avais donc très envie de lui demander:
D’où vient cette angoisse?
«Je m’attendais à cette question. Peut-être pas comme introduction, mais je m’y attendais. Je me la suis posée quand je préparais l’édition des Fourchettes (le livre qui rassemble les meilleurs billets du blogue qui l’a fait connaître). Des fois, je me disais: c’est tough, cette insécurité-là, cette fragilité-là, cette vulnérabilité-là. Des fois, je m’énervais. Mais j’ai continué à relire mes textes avec un regard de grande sœur. Je me suis dit que j’avais 31 ans, que j’avais bien travaillé sur moi et qu’aujourd’hui, j’étais mieux dans ma peau. J’ai un regard bienveillant sur la femme de 20 ans que j’ai été.»
J’avance l’idée que la vingtaine est une sorte de répétition générale de la vraie vie d’adulte. Après tout, avoir 20 ans, c’est essayer les malheurs et les bonheurs, comme si l’on essayait des vêtements. On collectionne les émotions.
«C’est notre romantisme, répond-elle. On se raconte beaucoup d’histoires. Moi, je me raconte beaucoup d’histoires. Je suis consciente que j’étais responsable de la majorité de mes maux. Quand t’es une femme dans la vingtaine, t’es rarement bien dans ta peau. Peu importe qui t’es. C’est normal, t’as le droit!» La jeunesse de Sarah-Maude a été son laboratoire, son cabinet des curiosités. Elle y a puisé son inspiration. Elle y a trouvé son élan créatif.
Si les livres et les scénarios de Sarah-Maude témoignent d’une si touchante authenticité, si son public s’y retrouve avec autant de plaisir, c’est qu’elle sait d’abord s’écouter. Sarah-Maude est un univers à elle seule, un univers qui se suffirait presque. «Je passe beaucoup de temps en étoile sur mon lit à me demander comment je me sens. C’est précieux pour moi, c’est devenu une force, ça me permet d’écrire avec sincérité.»
Cette année, Sarah-Maude s’est écoutée, certes, mais pas exclusivement. Elle a aussi écouté les autres. C’est que, dehors, pas si loin du confort ouaté de son appartement de Villeray, pas si loin du lit où elle aime faire l’étoile, il y avait beaucoup de choses à entendre: toutes ces prises de parole de femmes dans les médias, tous ces débats de société sur les réseaux sociaux.
Les crispations de certains hommes devant le mouvement #MeToo l’ont déstabilisée. Elle s’attendait à plus, à mieux de la part de la gent masculine de qui, semble-t-il, il faut sans cesse faire l’éducation. C’est un sujet sensible pour elle.
«Je voudrais voir plus de conversations entre hommes sur le sexisme. Je suis tannée que ce soit à nous, les femmes, de les éduquer. Ils ont Google, non? Et s’ils faisaient un peu de travail par eux-mêmes? Je suis tannée qu’ils ne nous offrent pas spontanément de payer la moitié de notre contraception. Je suis tannée qu’ils ne sachent pas qu’on n’est pas influencées par des hormones seulement deux à trois jours par mois. C’est fatigant de devoir tout expliquer tout le temps. On va s’épuiser à force de devoir prendre la parole.»
Alors, quand un homme prend le temps d’éduquer un autre homme, ça lui met du baume au cœur. «Quand David Goudreault s’est prononcé avec sa Lettre aux petits gars, je me suis dit que c’était ça qu’il fallait: un gars qui parle à un gars. Mon rêve serait que tous les dénoncés de l’année dernière se posent des questions, se demandent entre eux: “Qu’est-ce qui s’est passé, les boys?”»
Cette fatigue, je la comprends. En tant que femme trans, je dois souvent éduquer les gens autour de moi au sujet de ma «différence». Ça me permet de me tailler une place dans la société. Paradoxalement, ça m’isole aussi. Quand je lui parle de la manière dont certains hommes me traitent, elle se fâche. Sarah-Maude a des pulsions de justicière.
«Je veux défendre les femmes autour de moi et je veux qu’on se protège, qu’on se protège de ceux qui nous ont fait du mal. Parce qu’on ne se comprend pas toujours. Parce qu’ils nous manipulent. Parce qu’ils nous tuent. Mais après, je me dis que c’est irréaliste. On ne peut pas s’isoler. Alors je dis plutôt: “Parlons-nous et allions-nous!”»
L’amitié féminine est une thématique importante dans l’œuvre de l’autrice. Ses envolées lyriques, elle les garde pour ses amies. Chez Sarah-Maude Beauchesne, le plus beau des sentiments n’a pas encore de mot dans notre langue: l’amour fraternel des sœurs de cœur. Les anglophones appellent ça «sorority», la sororité en français, mais qui est un terme encore trop soft, chez nous, pour recueillir toute la lumière qu’il devrait contenir.
«Je parle souvent de la force de mes amitiés féminines. Je n’ai pas toujours eu de la facilité avec les femmes, je n’ai pas toujours perçu celles autour de moi comme des alliées. Je les voyais comme des filles qui avaient ce que je n’avais pas. Je pensais que la rivalité était l’émotion à ressentir d’emblée quand j’en croisais une. Finalement, je me sens tellement plus légère depuis que je travaille à évacuer ces émotions négatives. Aujourd’hui, mon amitié avec des femmes comme Juliette Gosselin et Julianne Côté, c’est ce qui me solidifie au quotidien.»
Il lui arrive de rêver de partager sa vie avec toutes ses amies, de vivre dans une grande maison, de goûter le bonheur d’être soi-même entre soi, entre sœurs. À la dernière page de son dernier recueil, comme à la fin de la deuxième saison de sa série, elle évoque cette utopie: «On sourirait souvent, on aurait beaucoup de rides dans le coin des yeux, pis on pourrait mesurer notre beauté avec ça, pis rien d’autre. On n’aurait pu jamais le regard vide, perdues dans nos pensées à se demander ce qu’il nous manque pour se faire aimer la pointe du cœur.»
«Mais ça, concède-t-elle, c’est une utopie.» À défaut de construire une commune féministe, elle a animé un balado, Entre filles, dans lequel elle rencontre des femmes de tous horizons et discute avec elles. «Dans Fourchette, la série télé, tout est sur moi. Mais je ne peux pas passer mon temps à m’autoanalyser. Faut que je me tourne vers toutes les femmes. Il y en a tant à qui je veux parler, tellement de sujets qu’il me reste à aborder!»
Ces conversations ont nourri son processus de création. Au cours de la troisième saison de Fourchette, qu’elle s’apprête à filmer «dans la fébrilité», elle remet en question certains des schémas sociaux qui nous sont si souvent imposés.
«Chaque fois que j’entame l’écriture d’une saison, je me demande quelle est ma grande question existentielle du moment. La première, c’était comment survivre au grand amour et s’affranchir du regard de l’autre. La deuxième se concentrait autour de mon rapport aux hommes et à mon féminisme. Pour la nouvelle, j’interroge mon rapport à la maternité et j’essaie d’imaginer à quoi ressemblerait ma vie si l’on ne m’avait pas imposé l’hétérosexualité comme modèle.»
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La troisième saison de Fourchette sera plus queer, plus fluide. «On nous impose un schéma de vie dès le plus jeune âge: le travail, le couple, le bébé.» Sarah tentera de s’affranchir de tout ça. Affranchie. C’est peut-être d’ailleurs le mot qui convient le mieux pour décrire la femme que Sarah-Maude est en train de devenir.
C’est très beau à voir, puisqu’il n’y a rien de plus beau qu’une femme qui n’a pas peur de sa propre liberté.
Je l’envie.