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Ne pas rincer, par Chloé Savoie-Bernard

Julie Artacho via Instagram
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Chloé Savoie-Bernard

2021-07-29T19:00:00Z
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Expériences marquantes, réflexions, fantasmes... 10 plumes de chez nous racontent dans leurs mots comment s’est forgée — et continue d’évoluer — leur perception de la beauté.  

Ne pas rincer, par Chloé Savoie-Bernard        

Il marchait en direction opposée de la mienne, de l’autre côté du trottoir. Il avait peut-être 17, 18 ans. Sa copine tout aussi hilare que lui à son bras. Je le voyais rigoler d’un rire mauvais, grinçant. Il parlait fort. Il voulait que je l’entende comparer mes cheveux à des poils de fesses. «Esti qu’elle est laide, regarde-la!» Et sa blonde de se marrer. Nous étions dans ma rue. J’allais arriver chez moi, et ce couple me faisait peur. J’ai dépassé ma maison, je ne voulais pas qu’ils me voient y entrer, qu’ils sachent où j’habite. Je me disais qu’ils étaient peut-être dangereux. Je me rappelle qu’il faisait soleil, que c’était une journée où j’étais de bonne humeur. J’avais 12 ans. Il avait la tête rasée et je m’étais dit qu’il était peut-être néonazi. J’étais peut-être trop jeune pour savoir ces choses-là, mais je n’ai jamais eu le luxe de l’ignorance. J’ai eu conscience très tôt que des gens en détestaient d’autres en raison de la couleur de leur peau, de leur religion, de la texture de leurs cheveux. Métisse, je n’avais jamais défrisé les miens. Cette journée-là, mes boucles étaient lâches et lustrées. «T’es tellement laide, crève donc!» avait-il ajouté.

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Mes cheveux, personne ne m’avait appris à les coiffer. Ma mère, une rousse aux yeux verts, ne savait pas quoi en faire malgré sa bonne volonté. À l’époque, au tout début des années 2000, je n’avais pas accès à des tutoriels sur Internet pour m’apprendre comment les soigner. Quelques semaines après cet événement, un jour où je me sentais particulièrement moche, ma prof de français m’a prise à l’écart. Kapinga était la seule personne métisse adulte que j’avais rencontrée. Elle avait un style impeccable, des cheveux magnifiques, des yeux verts. Je trouvais que c’était la plus belle femme du monde. Quelque chose comme un modèle. Cette journée-là, en me prenant à l’écart, elle m’a dit:

«Si personne te le dit, moi, je vais te le dire: tu as beaucoup de talent en écriture.» J’ai répondu «merci». Elle s’est arrêtée un moment, puis elle m’a demandé comment je m’occupais de mes cheveux. Elle m’a recommandé de toujours les laisser imprégnés de revitalisant. De ne pas le rincer, pour augmenter l’hydratation et la définition de mes boucles. Que ça allait tout changer. Ce moment presque banal avec Kapinga a suivi de très près le premier épisode raciste que j’ai vécu – le premier d’une suite d’événements qui me feraient sentir que mon corps, que ma beauté ne cadraient pas avec les lieux où je me trouvais. Je ne crois pas que l’un répare l’autre, mais je me dis que quelque chose s’apaise, au moins un peu. Par-dessus le regard violent que cet homme a posé sur moi, elle a posé la justesse du sien. Aujourd’hui encore, je laisse le revitalisant dans mes cheveux. Je ne le rince pas. C’est vrai que ça a tout changé.

Chloé publiera cet automne son quatrième livre, Sainte-Chloé-de-l’amour, un recueil de poésie, à l’Hexagone, ainsi qu’une traduction, Anatomie de ma honte, de Tessa McWatt, chez Mémoire d’encrier.

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