Les 1000 vies de Naadei
J’ai rendez-vous avec la fille aux 1000 vies. Celle qui est née à Rouyn-Noranda d’une mère québécoise et d’un père africain. Celle qui a été chanteuse aux quatre coins du monde, avec Booba et Wyclef Jean. Celle qui a joué au cinéma, été mannequin, conceptrice publicitaire, star de téléréalité dans «Occupation double» et qui sera bientôt animatrice. Celle qui est passée de l’Abitibi à Saint-Martin, à Montréal, à Miami et à l’Islande. Avant de revenir ici. Pour vivre ses multiples vies. Rencontre avec la pharaonique Naadei Lyonnais. La femme sans limites ni frontières...
Catherine Pogonat
Je cherche Naadei devant un bar du Vieux-Montréal. Fermé. J’attends dehors. Un garçon sort, me demande si je suis ici pour un magazine et m’apprend qu’on m’attend à l’intérieur. J’entre et me retrouve face à cette fille plus belle que nature, dans ce grand espace vide. Elle m’accueille comme si on se connaissait depuis toujours et commande une boisson hypersucrée (son grand vice). Commence une discussion ininterrompue avec celle qui m’étourdit d’emblée par son éclectisme et me séduit par son authenticité.
Elle semble capable de tout. J’entame d’ailleurs notre rencontre par une question sur son chaos. Comment, des enregistrements musicaux les plus underground à sa participation à une téléréalité hyperpopulaire, arrive-t-elle à rendre son parcours cohérent? Comment parvient-elle à tout faire? «Je me souviens du moment exact où j’ai pris la décision que je n’aurais pas qu’un seul métier, que je ferais plusieurs choses dans la vie, et je l’ai assumée dès mon enfance. Pour beaucoup, c’est rassurant d’avoir un titre, ça prouve un certain professionnalisme, un sens des responsabilités, mais je me suis fait la faveur de pouvoir faire ce que je veux, quand je le veux et sans me juger. Ce que je suis définit ce que je fais.» Mais à vouloir tout faire, parfois on se casse la gueule...
«Me planter, ça me prépare à l’idée que rien n’est vraiment grave. Quand tu prends conscience qu’il n’y aura pas mort d’homme si tu essuies un échec, tu peux tout essayer.» Naadei ne vient pas d’une famille d’artistes. Sa mère l’a élevée seule, à huit heures de route de la métropole québécoise, et a fait d’énormes sacrifices pour qu’elle soit libre de choisir sa propre voie. «J’ai toujours eu le sentiment d’être en marge. C’est même l’un de mes premiers souvenirs. Je ne me suis jamais demandé ce que je voulais être dans la vie, parce que je savais que j’étais différente et que je devrais vivre avec cette différence. Je n’étais ni vraiment noire ni vraiment blanche, et j’étais la seule Noire de mon patelin en Abitibi; j’ai donc toujours eu le sentiment d’être un amalgame de plusieurs choses. Je n’avais pas de modèles. Cependant, écrire une chanson, ça me faisait du bien.»
La vie d’écriture
Ce qui lie les pans de la vie de Naadei, c’est l’écriture. Que ce soit pour d’autres ou pour elle-même, que ce soit une chanson ou dans un journal intime, elle écrit. Toujours. C’est son exutoire. «Tu sais, arriver à décrire une émotion avec justesse en quelques mots, c’est comme capturer un Pokémon rare! (rires) Rien de ce que j’ai vécu n’est aussi fort que ça. Petite, déjà, je remplissais des cahiers et des cahiers. J’écrivais tout le temps. Je me prenais très au sérieux; ma poésie était trop intense! J’ai écrit, composé, chanté très vite et me suis lancée en musique très jeune.»
La vie de musique
Bien avant de devenir une star de la télé, Naadei a chanté avec le célèbre rappeur français Booba pendant des mois et avec le grand Wyclef Jean, ex- Fugees, pendant des années. Elle a failli se produire devant 80 000 personnes au stade de France – ce serait arrivé si Booba n’avait pas jeté une bouteille de Jack Daniel’s dans la foule, créant une émeute – et a tourné en Europe et en Afrique avec Wyclef. Elle aurait pu avoir une carrière internationale en musique. Mais non. «J’ai le syndrome de la première de classe. Je veux être bonne dans tout ce que j’entreprends. Je travaille extrêmement fort, de façon presque obsessive. Ce qui était difficile pour moi en musique, c’est que je n’étais jamais à la hauteur de mes attentes, à la hauteur de la musique que j’écoute. Je n’avais pas le talent de mes ambitions. Le jour où j’ai accepté ça, je me suis sentie libérée. Je vais continuer à écrire et à faire de la musique pour moi. Et peut-être qu’un jour, je serai capable de sortir un projet musical avec légèreté, sans pression. Mais ce ne sera jamais ce qui me définit. Ça a trop de valeur à mes yeux...»
Si Naadei met la musique de côté, elle a quand même écrit et composé un album complet à la suite d’une rupture amoureuse, en Islande. À l’autre bout du monde, par amour, elle a créé ce disque jamais sorti lorsqu’elle se sentait toute seule: «J’avais le cœur brisé, j’étais loin de tout. Le gars que j’avais suivi m’avait laissée et il faisait nuit 23 heures sur 24. J’étais dans un état pitoyable! Si je n’avais pas été capable de créer à partir de ma tristesse, elle me rongerait encore aujourd’hui. Ce disque a été cathartique pour moi. Je ne l’ai pas enregistré, mais ça reste un projet phare de ma vie. J’espère qu’un jour je serai au bon endroit, avec les bonnes personnes, pour le lancer. Tout ça me ramène à mon angoisse de performance! (rires)»
Aujourd’hui, Naadei écoute en boucle les albums de Charlotte Cardin et Richard Desjardins, en bonne Abitibienne. Mais elle écoute aussi Tyler, The Creator, juste pour faire mentir l’algorithme, ainsi que du vieux country, du bluegrass et du folk, très dénudé, pour l’émotion.
Elle est un vrai rat de bibliothèque, une fouilleuse d’archives, assoiffée de passé, malgré son image hypermoderne. «Il n’y a rien de plus triste que la création stagnante. Quand tu écoutes seulement ce que te proposent les plateformes en ligne, tu baignes toujours dans le même univers. Tu n’es jamais exposé à autre chose. Par exemple, je trouve qu’en ce moment, le hip-hop ne s’inspire que du hip-hop. C’est très consanguin. J’adore quand un artiste absorbe quelque chose d’un univers très loin du sien, qu’il le digère, se l’approprie et parvient à en faire quelque chose de totalement nouveau. C’est comme ça que la meilleure musique se crée, selon moi! Et cela s’applique à toutes les formes d’art. Je trouve plus intéressant, comme animatrice en herbe, de m’inspirer en regardant des archives de Dominique Michel plutôt que celles de mes contemporains.»
La vie de pub
Naadei a aussi travaillé en pub, créant des images de marque pour Adidas, Kanye West, Kanuk, A.P.C. et Reebok. En quoi le marketing s’inscrit-il dans son parcours? «J’adore matérialiser un concept. Le marketing oblige à être dans l’air du temps. Il nous apprend à véhiculer une idée en peu de mots ou en une image. Je n’aime pas vendre un produit, mais j’aime transmettre une philosophie. Ça m’a appris à synthétiser ce que je suis. Je suis multiple, certes, mais je ne m’éparpille pas. Je suis précise dans tout ce que je fais.»
La vie de porte-parole de la diversité
Naadei s’est retrouvée au cœur de la discussion sur la diversité. Mais pour elle, la seule Noire d’Abitibi qui écoutait du punk en se teignant les cheveux en vert, la diversité va bien au-delà de la couleur de la peau. «On m’a beaucoup sollicitée au sujet de la question Black Lives Matter. J’ai parfois fait le choix de refuser de me prononcer. Parce que mon opinion ne représente que moi, et je ne suis pas LA communauté noire. Une multitude de voix doivent être entendues. Il y a plein de façons d’être une femme noire. Je ne suis pas moins noire si je porte un afro en écoutant du Half Moon Run.»
La vie de télé
Celle que le grand public a découverte par sa participation à Occupation double ne connaissait pas du tout l’émission, ne l’avait jamais regardée. Elle a accepté parce qu’elle allait être la première femme noire à y prendre part. «On me l’a offert. Ça aurait été hypocrite de ma part de refuser alors que je prenais déjà la parole pour dénoncer le manque de diversité à l’écran. J’ai accepté avec beaucoup de naïveté. Je ne savais pas dans quoi je m’embarquais. Cela dit, j’ai reçu des dizaines de milliers de messages qui m’ont beaucoup émue. C’est fou, la soif que les gens avaient de voir quelqu’un qui leur ressemble à l’écran! Cela a suffi à valider ma décision, mais avoir fait partie d’OD demeure un challenge. Ce n’est pas “normal” d’être un modèle simplement parce que des gens t’ont vue vivre à la télé.»
J’ai l’impression que Naadei, malgré le doute, n’a peur de rien. Pourtant. «J’ai peur tout le temps! Je vais animer l’émission l’île de l’amour à TVA, alors que je n’ai jamais fait ça. Ça me terrifie, mais ça me tente. Si je suis capable de rire de moi, ça va bien se passer. J’espère simplement que j’aurai la liberté d’être moi-même, sans compromis. Que je vais pouvoir transmettre l’idée qu’on peut être femme en s’habillant en homme, qu’on peut être intelligente en maillot de bain et qu’un gars peut être masculin en étant émotif.» Et tu rêves de quoi, Naadei?
«Je n’ai pas de plan. Je veux être heureuse. Ç’a l’air quétaine, mais je m’accroche fort aux projets qui me rendent heureuse. La vie nous propose une foule d’avenues. Des fois, on prend la mauvaise voie et on a ensuite la chance de se rattraper. De revenir sur son chemin. C’est ce que j’essaie de faire.»