La folle saga du Studio 54
Il n’aura «vécu» que 33 mois, ce qui n’a pas empêché le Studio 54 de rester gravé dans les annales.
Marouchka Franjulien
Retour sur l’histoire de cette discothèque au style légendaire, sur fond de paillettes, de scandales et de musique disco.
Manhattan, le 26 avril 1977. Ce jour-là, il ne fait pas chaud. Le printemps se fait attendre, la nuit est plutôt fraîche. Pourtant, au numéro 254 de la 54e Rue Ouest, à quelques pâtés de maisons de Central Park, la soirée s’annonce brûlante. C’est l’ouverture du Studio 54, une nouvelle boîte de nuit installée dans une ancienne salle d’opéra, entre-temps passée aux mains de la chaîne de télévision CBS, et la rumeur court que le gotha new-yorkais ainsi que la fine fleur des célébrités ont répondu à l’appel. À 22 h, pourtant, il n’y a pas grand monde, à part Donald Trump et son épouse, Ivana – visiblement pas au courant que dans ce contexte, il faut savoir se faire désirer... Les vraies stars, elles, connaissent la chanson et débarquent quelques heures plus tard.
À minuit, c’est l’hystérie devant la porte et, à l’intérieur, la température grimpe en flèche. Les invités ont été triés sur le volet, selon leur allure et leur notoriété, grâce au carnet d’adresses bien rempli de Carmen D’Alessio, la promotrice du club. La top Jerry Hall, alors au sommet de sa gloire, vient d’arriver, tout comme Andy Warhol. Les créateurs Halston et Calvin Klein, qui se détestent même s’ils représentent tous deux l’avenir de la mode américaine, deviendront des habitués de la discothèque avec Bianca Jagger, Liza Minnelli, Cher et Diana Ross. Brooke Shields est là aussi. La jeune actrice, alors âgée de 11 ans, est en train de tourner le scandaleux Pretty Baby et n’a pas encore choqué les consciences en apparaissant dans la mythique pub Calvin Klein, ce qu’elle fera trois ans plus tard. La musique disco, elle, est une invitée à part entière. C’est la fièvre du samedi soir tous les soirs de la semaine. Les tubes de Donna Summer, Marvin Gaye et Village People enveloppent la foule et les transportent sur la piste de danse à un rythme effréné. La cocaïne aussi, qui pousse à laisser ses inhibitions au vestiaire.
La naissance d’un mythe
Ce temple de la débauche, où se côtoient la drogue et le sexe (le balcon est connu pour être le lieu de toutes les jouissances, comme le sous-sol – où sont installés des matelas qui accueillent des orgies), a été pensé par Ian Schrager et Steve Rubell. Le premier, avocat de formation, deviendra plus tard un nabab de l’immobilier en créant les tout premiers hôtels-boutiques, mais pour l’instant, il s’occupe de gérer ce club où se réunit le Tout-New York, sorte de centre du monde dans le centre du monde qu’est Manhattan, à l’époque. Le second, Steve Rubell, est connu pour son œil impitoyable. Avec le portier Marc Benecke, il joue le rôle de Cerbère aux portes de l’Enfer, gardant farouchement la bacchanale qui se déroule à l’intérieur. La foule s’agglutine soir après soir, mais seuls quelques chanceux dont le nom n’est pas sur la liste sont susceptibles de passer les portes. Certains trouvent des subterfuges en escaladant l’immeuble... Un homme est même parvenu à s’y introduire par les conduits d’aération, mais s’est retrouvé coincé. Et on l’a malheureusement découvert trop tard.
Les pots-de-vin, en nature ou en espèces, sont une pratique courante, car même les plus fortunés ne sont pas assurés de pouvoir rentrer. Mick Jagger et Cher, qui y passent pourtant de nombreuses soirées, se sont déjà vu refuser l’entrée (la dernière pour cause de tenue médiocre). C’est que, pour Steve Rubell, qui enfile chaque nuit son costume Armani, rien n’est plus important que le style. Il préfère encore faire salle vide plutôt que d’accueillir un cortège mal habillé, ce qui arrive certains rares soirs, même si, la plupart du temps, ils sont 1000, 2000 voire 5000 à profiter de ce lieu de tous les excès.
Des soirées endiablées
Le Studio 54 est de fait un havre de paix, une sorte d’utopie dissimulée au monde réel qui permet à tous ceux qui le souhaitent d’être qui ils veulent le temps d’une soirée, presque anonymes, sans jugement ni limites. Le jet-set et les célébrités – David Bowie, Truman Capote, Karl Lagerfeld, Diane von Fürstenberg, Paloma Picasso, Elton John, Elizabeth Taylor, Margaret Trudeau... – s’en donnent à cœur joie, loin des flashs des paparazzis. La communauté LGBTQ+ est accueillie à bras ouverts, alors que la discrimination règne au-dehors, sur la piste de danse et dans les méandres de la discothèque, qui abrite certains coins tellement VIP que même les VIP ne sont pas tous au courant de leur existence. À l’approche des années 1980, les relents du mouvement Peace and love se frottent à l’ère du fric, en plein essor. Les poppers, la méthaqualone et la cocaïne circulent de table en table; les corps se débrident. La liberté sexuelle est revendiquée, glorifiée même, alors que la menace du sida n’est pas encore connue. Le monde est à la fête, et c’est au Studio 54 qu’il faut être.
Au mois de mai 1977, le designer Halston y organise la soirée d’anniversaire des 30 ans de son amie Bianca Jagger, alors mariée au chanteur des Rolling Stones, Mick Jagger. Pour l’occasion, des colombes sont lâchées dans la salle: elles finiront grillées par les projecteurs.
Heureusement, Steve Rubell a aussi fait venir un cheval blanc pour Bianca, qui décide de le monter en robe de soirée. La photographe Rose Hartman immortalise la scène qui deviendra l’une des images fortes de cette boîte de nuit, participant à entériner sa légende. De fait, ses propriétaires ne reculent devant rien pour divertir leurs invités, quitte à dépenser jusqu’à 100 000 $ US pour décorer les locaux, le temps d’un party débridé, surtout à l’Halloween, où le Studio 54 se transforme en une immense maison hantée. Il y a aussi ce Nouvel An, où quatre tonnes de paillettes se déversent du plafond. Il en pleut tellement que ceux qui étaient présents cette nuit-là disent en avoir retrouvé des restes sur leurs vêtements six mois plus tard.
La fin d’une ère
Mais toute bonne chose a une fin. Ian Schrager et Steve Rubell l’apprennent à leurs dépens. Alors que la discothèque avait été sommée de fermer ses portes un mois après son ouverture (le temps d’une soirée, tout au plus) pour absence d’un permis d’alcool en bonne et due forme, l’IRS – l’agence du revenu américaine – obtient un mandat pour perquisitionner le club en décembre 1978, pas très longtemps après que Steve eut déclaré à la presse: «Seule la mafia fait mieux que nous.» Cinq onces de cocaïne sont trouvées dans les bureaux.
De leur côté, les états financiers sont dévastateurs: une colonne est annotée pour les dépenses en drogues; une autre pour les sommes d’argent dissimulées au fisc. Des magouilles minutieusement cataloguées par leurs instigateurs. Un million en petites coupures est retrouvé dans les murs de l’établissement, tandis que le montant de l’évasion fiscale, lui, s’élève à 2,5 millions. La sentence tombe: Ian Schrager et Steve Rubell sont condamnés à 13 mois de prison. En février 1980, ils s’offrent une soirée d’adieu, une ultime nuit de scandale avant de séjourner derrière les barreaux et d’être contraints de vendre le Studio 54. La fête, qui a été particulièrement délirante et enflammée est bel et bien finie. Le club – qui rouvrira ses portes par la suite, avec moins de panache – enterre avec lui ses secrets les plus sulfureux!