Je suis allé clubber à Kyïv
Mathieu Carbasse
Kyïv, Ukraine l Malgré la guerre et les alertes aux bombardements, la jeunesse de la capitale ukrainienne profite des fins de semaine pour aller danser. Et ce, pas toujours légalement. Visite guidée.
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14h
En raison du couvre-feu instauré de 23h à 5h du matin dans les rues de Kyïv, les clubs de la ville ouvrent leurs portes de très bonne heure. Pour la première fois de ma vie, je franchis donc les portes d’un club juste après le lunch. Drôle de sensation.
Me voilà installé avec un thé (là aussi, c’est une première!) sur une des banquettes du Kureni, l’une des bonnes adresses de la capitale ukrainienne en matière de musique électronique.
Sony, le DJ en charge du «warm-up» est déjà derrière les platines. Le monde commence à arriver.
«Tu verras, dans une heure ou deux, ce sera plein», me prévient Aleksey Smushkov qui dirige l’établissement.
Après une rapide visite des lieux, on en vient à parler du sujet qui s’invite inévitablement dans toutes les discussions : la guerre.
Aleksey m’explique qu’il organise régulièrement des soirées pour amasser des fonds afin de contribuer à l’effort de guerre. Grâce à l’argent ainsi récolté, il achète du matériel qu’il livre lui-même aux Forces armées, sur le terrain.
Selon lui, il est important que les jeunes du pays continuent à faire la fête, notamment pour ménager leur santé mentale. Mais il faut le faire tout en supportant, chacun à sa façon, les soldats sur le front.
«Repasse un peu plus tard, me glisse-t-il au moment des salutations. Tu verras à quoi ressemblent nos soirées.»
L’invitation n’est pas tombée dans l’oreille d’un sourd.
20h
Après avoir englouti un bol de ramens au Torisho Izakaya, l’un des nombreux restaurants japonais de la capitale ukrainienne, je reviens donc au Kureni où je retrouve Aleksey.
C’est désormais Gianluca Felline, un DJ venu tout spécialement de Suisse, qui est derrière les platines. Il est présent ici à Kyïv dans le cadre des soirées au thème évocateur, «DJs with balls» (en français, «DJs avec des couilles»).
Au programme house et techno minimal. Le son est délicat (comprendre : il ne compresse pas les tympans), le beat donne envie de danser, le public valide.
Au bar, on boit de la bière, de la Corona principalement. On prend aussi des shots de la vodka Nepoborna, qui reprend sur l'étiquette le dessin célèbre du soldat ukrainien adressant son majeur à un navire russe.
Il est 20h, le couvre-feu tombe dans 3 heures. Pourtant, la soirée ne fait que commencer.
22h
Il ne reste plus qu’une heure avant le couvre-feu. Autour de moi, le monde s’agite pour organiser sa deuxième partie de soirée. Les options ne manquent pas.
Aleksey vient me parler : «Bro, si tu veux vivre une vraie soirée ici, à Kyïv, c’est là-bas qu’il faut que tu ailles».
Là-bas, c’est un club du centre-ville dont le nom et l’adresse seront tenus secrets dans ce reportage. Ces soirées-là sont illégales, m’explique-t-on, il faut donc être très discret.
Aleksey me présente alors à l’une de ses bonnes amies, Alyona. C’est avec elle et son copain Georgii que je vais poursuivre la nuit.
On appelle un Uber.
22h45
Dix minutes plus tard, nous nous enfonçons dans le sous-sol d’un édifice du centre-ville (qui héberge notamment un hôtel réputé).
À Kyïv, les «after partys» se déroulent de 23h à 5h du matin et coïncident avec les heures du couvre-feu. Ainsi, toutes les personnes qui vont pénétrer dans ce club ne pourront ressortir avant le petit matin. Un peu comme si on partait tous ensemble pour une croisière de 6 heures.
Niveau sécurité, il n’y a aucun risque, me confie Georgii. Le club étant situé au niveau –2, les gens pourront danser toute la nuit, même en cas de bombardements sur la capitale.
Afin de maintenir l’endroit secret, tous les téléphones sont confisqués avant de passer la porte. On les récupèrera au moment du départ.
À l’intérieur, je retrouve plusieurs visages familiers du Kureni.
Une grosse centaine de personnes sont là, animées par le même désir de profiter des 4 DJ qui vont se relayer dans les prochaines heures.
02h
La soirée est bien lancée, difficile de se dire qu’on est à Kyïv, capitale d’un pays en guerre. Et pourtant...
Comme à Paris ou à Berlin, les toilettes de l’établissement sont très fréquentées. Cocaïne et GHB circulent bien, visiblement. Il ne semble pas y avoir de problèmes d’approvisionnement à ce niveau-là.
Le bar, lui non plus, ne désemplit pas. Gin tonic et bouteilles d’eau sont les meilleures ventes.
On ne paye pas de suite, chaque client paiera avant de partir. De toute façon, la sécurité détient notre téléphone. Ils savent donc qu’on ne disparaîtra pas dans la nature sans payer.
Niveau tarif, les prix sont quand même plus élevés que dans les autres bars de la ville. Il faut compter un peu moins de 10 dollars pour un gin tonic.
05h
Le couvre-feu vient d’être levé, pourtant personne ne donne l’impression de vouloir quitter les lieux. La bonne ambiance est encore au rendez-vous et les DJ toujours autant inspirés.
06h
Il est temps de régler ses consommations avant de quitter les lieux discrètement.
La sécurité lève un rideau métallique. On sort tous comme un seul homme avant de se retrouver dans la cour d’un hôtel.
En quelques minutes, tout le monde aura disparu, à pied, en Uber ou en taxi.
06h30
Je regagne enfin mon hôtel, épuisé, conscient que je viens de vivre une aventure incroyable.
Je me couche le corps lourd mais le cœur léger.
Ce reportage a été réalisé avec le soutien financier du Fonds québécois en journalisme international.