Dans la ville ukrainienne d'Irpin, la reconstruction a commencé
Mathieu Carbasse
Irpin, Ukraine | Du 27 février au 28 mars 2022, la ville d’Irpin en banlieue de Kyïv a été la cible de bombardements quotidiens de la part de l’armée russe. Un an après, l'envahisseur a quitté la région et la reconstruction de la ville a pu commencer. 24 heures s’est rendu sur place.
«J’ai tout perdu. J’ai même perdu mes photos de famille. Aujourd'hui, il ne me reste que les souvenirs que je garde précieusement dans mon cœur.»
Ce jour de mars 2022, Tetiana Voynivska, 52 ans, a aussi dit au revoir à sa centaine de lapins, à son chien et ses chats, ainsi qu’au grand potager qu’elle entretenait avec soin.
Cette maison, sa maison, se transmettait de génération en génération. C’est donc un peu comme si les Russes avaient tiré d’un seul coup un trait sur l’histoire de sa famille.
Dès le début de l’invasion russe et les premiers bombardements, Tetiana et sa famille sont restés cachés dans le sous-sol de leur maison.
Et puis, le 5 mars, ils ont été évacués, jetés dans un train à la destination inconnue, «quelque part vers l’Ouest ». Des heures de trajet, debout, sans d’autre choix que de suivre le mouvement.
Selon ce que lui ont raconté des voisins restés sur place, sa maison aurait été détruite par les Russes le 18 mars 2022.
Comme beaucoup de maisons en Ukraine, celle de Tetiana était constituée de deux parties: la maison principale, qui donne sur la rue, et la maison d’été, ouverte sur l’extérieur et sur la forêt de pins en arrière.
La maison principale ayant été totalement détruite, elle essaie depuis quelques mois de faire reconstruire la maison d’été, pour avoir un toit et un endroit pour réécrire des souvenirs.
- Écoutez l'entrevue avec Cyril Horizny, habitant de la ville de Lviv, français vivant en Ukraine depuis 20 ans à l’émission de Philippe-Vincent Foisy diffusée chaque jour en direct 6 h 50 h via QUB radio :
Lors de notre rencontre, sa mère l’accompagne sur le chantier. Elle s’appelle Liubov. Liubov, ça signifie «amour», en ukrainien.
Son mari Ivan, lui, n’est pas présent. Et pour cause : il est actuellement en formation avec les Forces armées ukrainiennes dans un endroit tenu secret. Tetiana ne sait pas sur quel front il sera envoyé par la suite.
«Dès le mois de juin, mon mari a commencé à réaliser les premiers travaux de reconstruction mais il a rapidement été appelé pour aller combattre. Aujourd’hui, on se repose donc sur les organismes de solidarité pour poursuivre les travaux», explique Tetiana.
Ce jour-là, elle accueille pour la première fois les bénévoles de l’organisme Dobrobat. Elle est émue, touchée par cet élan de solidarité.
Concernant les travaux, la première étape consiste généralement à ramasser les débris tombés un peu partout autour de la maison. «C’est ce que nous avons fait en premier», confirme Tetiana.
Combien de temps vont-ils durer avant que Tetiana et sa famille puissent retrouver leur chez eux? «Difficile à dire...»
La solidarité s’organise
Sur le chantier, les nombreux bénévoles de Dobrobat sont déjà à l’œuvre. Ils s'affairent à reconstruire le toit.
Dobrobat, c’est une organisation proche du bureau du président et des services du gouvernement, qui se charge de regrouper des volontaires avant de les déployer sur des chantiers aux quatre coins du pays.
Parmi les volontaires présents sur le chantier de Tetiana, il y a notamment Olha, Mykhailo, un Ukrainien d’origine venu spécialement des États-Unis, ou encore Ilia.
Tous sont là avec une unique motivation : aider, se rendre utiles.
• À lire aussi: Dans la classe de Ioulia, des enfants ukrainiens jouent de la musique pour oublier la guerre
Olha, 56 ans, vient de Kherson mais était en déplacement à Kyïv le 24 février 2022. Dès le début du conflit, elle a vite compris qu’elle ne pourrait pas retourner chez elle avant la libération de sa ville, où vit pourtant toute sa famille.
«Quand les Russes se sont retirés d’Irpin, je me suis posé la question : comment je peux me rendre utile? Comment je peux aider les autres?», témoigne-t-elle.
C’est ainsi qu’elle s’est rapprochée de l’organisme Dobrobat et qu’elle a commencé par ramasser les débris dans les rues d’Irpin.
Ilia, 25 ans, est originaire de Kyïv. Il prépare un PhD en droit de l’aviation. Comme Olha, il utilise son temps libre pour aider.
«Je n’ai pas d’expérience militaire, et pour être honnête, ça me fait extrêmement peur de penser à devoir aller dans l’armée un jour. Mais je veux aider, quelle que soit la manière. Faire du bénévolat est donc la meilleure façon de faire une différence dans la vie des gens», souligne-t-il dans un grand sourire.
«Ma première mission, c’était vraiment dur physiquement, mais aussi psychologiquement. C’est dur d’entendre des histoires horribles concernant les actions des Russes de la part des gens qu’on rencontre. Quand on vient de Kyïv, c’est difficile d’imaginer ce que ces gens ont traversé.»
Irpin, ville martyre
Les troupes russes ont occupé Irpin pendant un mois au début de l’invasion russe à grande échelle de l’Ukraine, du 27 février au 28 mars 2022.
Située dans la proche banlieue de Kyïv, Irpin était la dernière ville à conquérir pour l'armée russe avant d’atteindre la capitale. C’est pourquoi l’armée ukrainienne a décidé de dynamiter le principal pont de la ville.
Au total, 328 personnes ont perdu la vie à Irpin. Parmi elles, une grande majorité de civils.
Selon les services de la Ville, 119 tours d'habitation et 1483 maisons privées ont subi des dommages importants en raison des bombardements russes ; 16 358 résidents se sont retrouvés sans abri.
L'administration locale avait pour objectif de remplacer 15 600 fenêtres résidentielles avant la fin du mois de janvier, mais elle s’est vite retrouvée confrontée à une pénurie de verre, d'acier, de bois et d'autres matériaux de construction.
Au total, 885 bâtiments ont été détruits et plus de 12 000 ont été endommagés.
La ville estime qu'elle a besoin d'un milliard d'euros pour reconstruire complètement l’ensemble des bâtiments endommagés ou détruits.
Un architecte en première ligne
«Depuis le 24 février 2022, environ 8000 personnes ont perdu leur logement de façon définitive. Notre plus grand défi aujourd’hui est de les reloger durablement. Il nous faut donc leur trouver un logement mais aussi leur fournir tout ce dont ils ont besoin pour y vivre, notamment un travail», explique Mikhail Sapon, 30 ans, architecte en chef de la Ville d’Irpin et chef d’orchestre de sa reconstruction.
Dans les premiers jours de l’offensive russe, environ 40 000 personnes ont quitté Irpin pour d’autres villes du pays ou des pays limitrophes.
«Trois mois après le départ des Russes, 70% de nos concitoyens étaient déjà revenus dans la ville», poursuit Mikhail Sapon qui ne cache pas sa fierté. C’était l’un des plus grands défis, pour lui et son administration.
«Pour nous, c’est le plus important car les gens croient en nous, et dans le fait que nous faisons les choses comme il faut. Je pense que notre succès tient aussi dans le fait que nous essayons d'impliquer tout le monde, la ville entière, et que nous trouvons toujours une façon d’aider.»
• À lire aussi: L'Ukraine pourrait battre la Russie en 2023, mais elle doit faire vite
Même si les résultats sur le terrain ne sont pas aussi rapides qu’espérer, «la majorité des citoyens comprennent que nous faisons notre maximum», souligne Mikhail Sapon.
«Les gens ont conscience que durant la guerre, la priorité, c’est l’armée. Toutes les finances publiques sont dédiées à l’armée.»
«Si ta maison a été endommagée, tu viens ici, tu nous donnes les informations concernant le nombre de mètres carrés de fenêtres dont tu as besoin, le nombre de mètres carrés de toit, etc. De notre côté, on essaie de se procurer les matériaux auprès d’organisations présentes ici, publiques et privées, on aide à fournir les ouvriers nécessaires», explique encore l’architecte qui confie avoir été blessé lors de l’offensive russe il y a un an, une balle lui ayant même traversé l’abdomen.
• À lire aussi: Zhenya, le chef cuisinier qui a servi 700 000 repas aux soldats ukrainiens
Pour les bâtiments ou les maisons qui ont été totalement détruits, Mikhail Sapon ne croit pas que reconstruire à l’identique soit la bonne solution.
«Reconstruire comme avant n’est pas toujours la solution, car les gens qui sont traumatisés, qui ont perdu des proches, ne veulent pas revivre dans cet environnement. Ils ont besoin de quelque chose de différent, qui les rassure.»
Reconstruire une ville
Mais comment reconstruire une ville entière ?
«Une fois le départ des Russes, nous avons passé une annonce à l’échelle de l’Ukraine qui disait : «Si tu es un architecte ou une entreprise de construction en Ukraine, si tu veux aider, s’il te plait, viens à Irpin, et nous allons essayer de travailler ensemble», raconte Mikhail Sapon.
• À lire aussi: Des soldats ukrainiens congèlent leur sperme avant d’aller combattre les Russes
En quelques jours, les services de la Ville ont été contactés par plus de 250 personnes.
«Il sont tous venus à Irpin et ils attendaient ici sur la place principale de la Ville. Ils nous demandaient : "Que peut-on faire pour aider? Dites-nous!" On les a alors divisés en plusieurs groupes, puis on les a répartis sur nos différentes infrastructures : jardins d’enfants, écoles, réseaux d’eau, bâtiments publics, etc.»
«Après un mois, ils ont proposé différents projets et nous avons choisi parmi les projets proposés. Et puis tous ensemble, nous avons essayé d’obtenir du financement ou des matériaux pour ces projets», détaille encore l’architecte en chef d’Irpin.
La reconstruction de la ville s'effectue par phases. Ce n'est qu'une fois que tous les services essentiels (notamment l’approvisionnement en eau) ont été rétablis et stabilisés, et que les habitants ont reçu des fenêtres et des systèmes de chauffage.
Les services de la Ville ont alors pu se tourner vers la réalisation de projets plus importants.
Pour les prochains mois, deux grandes priorités ont été fixées par les équipes de Mikhail Sapon : la reconstruction du stade municipal et celle d’une des grandes écoles du secteur grâce au soutien de l’UNICEF.
• À lire aussi: Le hockey reprend vie en Ukraine, un match à la fois
Depuis plusieurs mois, Irpin est aussi inondée d'aide internationale via la plateforme officielle de financement de la reconstruction du pays, United24.
De plus, la communauté internationale se mobilise aussi largement pour la ville. Par exemple, l'architecte japonais Hiroki Matsuura a commencé à étudier un plan de reconstruction global pour Irpin, même si rien ne dit qu’il sera accepté. L'architecte italien Stefano Boeri a aussi pris part au projet Irpin Reconstruction Summit.
Reconstruire un pays
En août, sur Twitter, le ministère de la Défense ukrainien avait estimé à 140 000 le nombre de bâtiments résidentiels détruits ou endommagés. Depuis, des milliers d'autres ont été éventrés.
À cela s'ajoute le patrimoine culturel, les ponts, les routes, les hôpitaux ou les centrales détruites par les bombardements russes. Selon des chiffres de l'ONU, en décembre, la moitié des infrastructures énergétiques du pays étaient détruites.
De son côté, l'UNESCO a recensé les dommages qu'a subi le patrimoine culturel ukrainien depuis l’invasion de la Russie. Au 15 février 2023, ce sont 105 sites religieux, 18 musées, 86 bâtiments d'intérêt historique et/ou artistique, 19 monuments et 12 bibliothèques qui avaient été endommagés ou détruits.
Un rapport publié en septembre par le gouvernement ukrainien, la Banque mondiale et la Commission européenne avançait le chiffre de 350 milliards de dollars nécessaires pour reconstruire le pays.
Mais il est difficile de faire des prévisions car l'Ukraine ne contrôle pas actuellement un 5e de son territoire et nul ne peut prévoir la fin du conflit. Le coût de la reconstruction de l'Ukraine pourrait atteindre les 700 milliards de dollars, selon certains scénarios.
Pour ce faire, de nombreuses voix proposent la mise en place d’un nouveau plan Marshall, comme celui mis en place par les Etats-Unis pour reconstruire l'Europe au lendemain de la Seconde Guerre mondiale.
Ce reportage a été réalisé avec le soutien financier du Fonds québécois en journalisme international.