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L'article provient de 24 heures

Inflation galopante, pertes d’emploi en série, entreprises à l’arrêt: l’économie russe est-elle sur le point de s’effondrer?

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Mathieu Carbasse

2022-04-22T11:00:00Z
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N’en déplaise à Vladimir Poutine, la Russie est frappée de plein fouet par une crise économique qui pourrait persister bien au-delà de la guerre en Ukraine. 

Tout va bien dans le meilleur des mondes en Russie? Oui, si l’on en croit l’homme fort du Kremlin.  

Devant les ministres de son gouvernement réunis en visioconférence, Vladimir Poutine a affirmé lundi que les sanctions décidées par les pays occidentaux à la suite de l’offensive russe en Ukraine avaient conduit... à une «détérioration de l’économie en Occident». 

Dans cette mise au point sur la situation économique du pays, Poutine s’est également enorgueilli de voir l’inflation se stabiliser et le taux de chômage demeurer faible.  

Pourtant, quelques heures avant, c’est un autre discours, prononcé par la présidente de la Banque centrale russe devant la Douma, le Parlement de la Fédération de Russie, qui venait contredire l’optimisme outrancier du président russe. En plus de livrer quelques indices sur les difficultés économiques que traverse actuellement son pays. 

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Selon l’agence Reuters, Elvira Nabioullina a en effet prévenu que des «changements structurels» frapperaient le pays de plein fouet aux deuxième et troisième trimestres. Si les sanctions internationales, jusqu’à présent, ont surtout touché les marchés financiers, elles vont commencer à «affecter de plus en plus l’économie», a-t-elle affirmé.  

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Elvira Nabioullina, ici au côté de Jean Charest, le 10 décembre 2009
Elvira Nabioullina, ici au côté de Jean Charest, le 10 décembre 2009 Agence QMI

Selon Mme Nabioullina, il faudrait environ deux ans pour ramener l’inflation vers l’objectif de 4% que se sont fixé les autorités. La hausse des prix à la consommation en Russie a atteint 16,7% au mois de mars dernier... et pourrait même atteindre 24% cet été!  

Quant aux taux d’intérêt, ils ont été ramenés à 17% le 8 avril dernier, après un pic à 20% à la suite de la chute du rouble provoquée par le début du conflit et les premières sanctions occidentales. Le peu de disponibilité du crédit dans l’économie demeure donc largement préoccupant. 

Des discours contradictoires  

«Entre la vision présentée par Vladimir Poutine, à laquelle je suspecte que lui-même ne croit pas une seconde, et celle présentée par une technocrate relativement respectée par ses homologues occidentaux, c’est certainement la vision d'Elvira Nabioullina qui apparaît comme la plus crédible», avance Arthur Silve, professeur d'économie à l’Université Laval, à Québec.  

«Les rumeurs avancent d’ailleurs que Mme Nabioullina aurait voulu démissionner de son poste de banquière centrale à la suite de l’invasion russe en Ukraine. Cette démission, qui aurait été refusée par Vladimir Poutine, donne l'image d’une technocrate qui n'a pas forcément envie de faire face à cette situation. Et de l'autre côté, il y a un leader politique qui doit raconter ce qu'il doit raconter à son électorat et devant la clique des gens qui dépendent de lui pour leur survie politique, et qui est prêt, pour cela, à rosir largement la situation.» 

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S’il est difficile d’évaluer le réel impact des sanctions occidentales sur l’économie russe, une chose semble désormais évidente: une crise économique vient de s’ajouter à la crise financière en Russie, et ce, même si la vente d’hydrocarbures continue de rapporter au pays près de 800 millions de dollars par jour.  

«Une crise économique, ça veut dire quoi? Ça veut dire inflation, des emplois perdus, ça veut dire des gens qui ont faim et qui risquent de se faire évincer de leur logement... On a une crise économique qui débarque en ce moment et c’est complètement en ligne avec le discours prononcé par Elvira Nabioullina devant la Douma», résume M. Silve. 

Des chaînes de production à l’arrêt  

Pour expliquer la crise qui est en train de s’abattre sur l’économie «réelle» russe, deux éléments: d’une part, le fait que de nombreuses entreprises occidentales se sont désengagées de Russie, et d’autre part, le fait que les entreprises russes elles-mêmes n'ont plus accès aux approvisionnements venant de l'Occident. Autant d’entreprises qui ont dû fermer ou qui vont bientôt devoir le faire.  

C’est d’ailleurs le triste constat qu’a pu faire dernièrement le maire de Moscou, Sergueï Sobianine. Dans un message publié sur son site internet, ce dernier a annoncé qu’au moins 200 000 emplois étaient menacés dans sa ville par le départ ou l’arrêt des activités d’entreprises étrangères.  

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«C’est une double catastrophe, explique encore Arthur Silve, de l’Université Laval. Et je pense que le deuxième élément est encore plus grave que le premier. Quand on parle de logiciels, de microprocesseurs ou encore de composants de haute technologie qui sont aujourd'hui sous embargo, c’est difficile d'imaginer, à courte ou moyenne échéance, que la Russie soit en mesure de renouveler complètement ses chaînes d'approvisionnement pour pouvoir pallier ce problème.» 

Impact réel sur la population  

Pour Kristy Ironside, historienne de la Russie moderne et de l'Union soviétique à l’Université McGill, à Montréal, il convient de faire la différence entre la crise financière qui affecte l'État russe et sa capacité à rembourser sa dette, et la crise économique qui touche avant tout les gens ordinaires. 

«Désormais, la classe dirigeante russe va devoir expliquer aux gens pourquoi les pénuries existent, pourquoi des emplois vont être perdus, pourquoi les centres commerciaux ressemblent à des villes fantômes. Les politiques diront que les pertes d'emploi sont temporaires et que la Russie va développer ses propres capacités de production. Ils diront qu’ils vont utiliser les anciennes méthodes de production, qui ne dépendent pas des composants qui font défaut aujourd’hui.» 

L’historienne s’appuie sur les différents épisodes de pénurie qui ont émaillé l’histoire contemporaine de la Russie pour prédire à quoi pourrait ressembler le narratif de l’État russe. 

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«Ils feront comme ils l’ont déjà fait avant, ce n'est pas nouveau. Je pense que le gouvernement compte sur le fait qu'ils seront capables de raconter encore la même histoire.» 

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Est-ce que ça va marcher ? Surtout, est-ce que la population russe sera disposée, encore une fois, à accepter les justifications de sa classe dirigeante? 

Difficile à savoir, selon Mme Ironside, tant il est compliqué de se faire une idée de l'état réel de l’opinion publique en Russie. 

Le soutien au régime remis en cause?  

«Selon certaines estimations, environ 25 000 personnes quittent la Russie chaque jour. On peut penser qu’il y a, dans ces estimations, des gens dont les emplois étaient liés aux entreprises occidentales. Quel est leur avenir, maintenant, en Russie? Ce n’est pas clair», explique l’historienne.  

«Si vous êtes un jeune professionnel de l'informatique vivant à Moscou, vous voulez avoir accès à votre MacBook et à votre café habituel pour être heureux. Par contre, si vous vivez dans une petite ville rurale qui a à peine le Wi-Fi, vous n'aurez pas les mêmes attentes concernant votre style de vie. Toutefois, quand vous n’êtes plus capable d'obtenir des choses très basiques auxquelles vous vous êtes habitué, c'est qu’il y a quelque chose qui ne va pas. En voyant les tablettes vides dans un magasin, vous créez une sorte de dissonance cognitive entre ce que vous observez et le message que vous recevez du gouvernement», développe Kristy Ironside.  

«Alors, combien de temps les gens vont-ils supporter ça? Je n'en sais rien. Mais ce que je peux dire, c'est qu'historiquement, c'est une source d'instabilité et d'affaiblissement du soutien au régime.» 

Déjà trop tard pour la Russie  

La crise économique qui est en train de sévir en Russie devrait donc s’installer durablement dans le pays, selon les experts avec lesquels le 24 heures s’est entretenu. 

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Pour Arthur Silve, de l’Université Laval, une fois la guerre terminée, la Russie aura toutes les peines du monde à trouver sur les marchés internationaux les capitaux nécessaires à la reconstruction de son économie. D’autant plus que, selon les principales agences de notation mondiales, le pays est déjà en défaut technique de paiement, la Russie n’étant plus en mesure d’honorer les paiements de sa dette. Les conséquences à long terme s’annoncent donc dramatiques. 

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«Pour la Russie, c’est déjà trop tard. Au-delà des sanctions et des ruptures des chaînes d'approvisionnement, il y a une perte de confiance de la part des partenaires économiques et financiers de la Russie. L’État russe va chuter brutalement en termes de standing international. Je ne vois pas de scénario où la Russie sortirait à un niveau équivalent ou grandie de ce conflit. Clairement, la situation est désastreuse pour la Russie, désastreuse pour Poutine.» 

Kristy Ironside, de l’Université McGill, abonde dans le même sens. Selon l’historienne, la Russie risque de mettre des décennies avant de retrouver un niveau de coopération similaire à celui dont elle jouissait. 

«La guerre a tué la réputation internationale de la Russie. Pour les multinationales étrangères, faire affaire avec la Russie a aujourd'hui un coût très élevé. Personne ne va le faire. Ça prendra donc un certain temps avant que les choses se normalisent.» 

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