Pourquoi est-il important de voir (avec modération) l’horreur de la guerre?
Julien Lamoureux
Après six semaines de guerre en Ukraine, rares sont ceux qui ont pu éviter de voir des images troublantes du conflit. Quelques jours après la diffusion de photos de cadavres dans les rues de Boutcha, en banlieue de Kyïv, on s’est demandé si l’on devait s’exposer à une telle violence.
«Des images comme celles-là sont très puissantes. Ça nous permet de nous sensibiliser à ce qui est vécu» par les gens en Ukraine, estime Geneviève Beaulieu-Pelletier, psychologue et professeure associée à l’UQAM.
Ça amène une mobilisation. Plus on voit des images, plus on est témoin de ça, plus on est mobilisés à vouloir agir. – Geneviève Beaulieu-Pelletier
En même temps, il n’est pas toujours facile de voir des photos qui nous présentent l’horreur de la guerre.
«On est face à des images qui sont bouleversantes, où on peut voir beaucoup de violence. Ça nous ramène à des enjeux très profonds, à la fragilité de la vie et à la mort, carrément», prévient Geneviève Beaulieu-Pelletier.
Certains vont se sentir impuissants, alors que d’autres vont sentir une anxiété monter: et si le conflit se rendait jusqu’ici? Et si c’était le début d’une nouvelle guerre mondiale?
La psychologue croit qu'il revient à chacun de trouver son équilibre. Pour elle, par exemple, c’est de s’informer suffisamment pour comprendre le conflit et pouvoir se prononcer sur les enjeux psychologiques qui y sont liés.
«Quand je sens que j’ai saisi de quoi il est question et quels sont les impacts, alors, je limite ma consommation» d’informations sur la guerre, explique-t-elle.
En résumé, il faut savoir doser, entre la surabondance et le déni.
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Un levier politique
Le passé nous montre que des images fortes comme celles qui nous sont parvenues de Boutcha peuvent servir à faire pression sur les gouvernements pour qu’ils agissent.
En 2015, des photos du petit Alan Kurdi, 3 ans, face contre terre sur une plage turque, avaient choqué le monde. Cela «avait mis de la pression sur les gouvernements d’en faire plus» pour gérer la crise des migrants syriens, avance Marie Lamensch, coordonnatrice de projet à l’Institut montréalais d’études sur le génocide et les droits de la personne (MIGS) de l’Université Concordia.
Pendant le génocide du Rwanda, en 1994, peu d’images des atrocités sur le terrain se rendaient jusque dans les journaux ou sur les écrans de télévision. L’absence d’images peut expliquer, en partie, la lenteur des gouvernements occidentaux à réagir et les dégâts qu’on connaît aujourd’hui, ajoute Marie Lamensch.
«Avant qu’on voie ces vidéos-là, le général [Roméo] Dallaire avait maintes fois interpellé les Nations unies pour dire: “Voilà ce qui va arriver.” Personne ne l’écoutait», rappelle-t-elle.
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«C'est un levier important. Plus je diffuse des images comme celles-là, plus je sais que je vais aller toucher la sensibilité des gens. Et dans le cas [de l’Ukraine], il y a quelque chose de très positif d'avoir cette solidarité-là», renchérit la psychologue Geneviève Beaulieu-Pelletier.
Le président ukrainien Volodomyr Zelensky, qui a réussi à s’attirer la sympathie de l’Occident depuis le début du conflit, semble comprendre le pouvoir des images. Mardi, il a présenté aux Nations unies une vidéo filmée à Boutcha qui a horrifié certains diplomates.
Le Canada, les États-Unis, le Royaume-Uni et d’autres gouvernements d’Europe ont déjà témoigné leur soutien à l’Ukraine. Mais les images qu’on voit depuis une semaine et qui ont été diffusées à l’ONU pourraient forcer des États d’Asie, d’Afrique et d’Amérique du Sud à se ranger d’un bord ou de l’autre, analyse Marie Lamensch.
Je pense que ces images, il faut les voir, parce qu'autrement, on finit par presque ne pas y croire, et il faut montrer [ce que peuvent] faire les soldats russes. – Marie Lamensch
La portée historique
La coordinatrice du MIGS prédit que les photos de Boutcha seront une partie de l’héritage du président de la Russie.
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«Pour moi, le nom de [Vladimir] Poutine sera à tout jamais synonyme de ce qui s'est passé à Alep, des bombardements en Syrie, de ce qui s'est passé à Grozny, de la destruction complète de villes [en Tchétchénie] et de ce qui s'est passé à Boutcha ou à Marioupol.»
Quand on pense à la guerre du Vietnam, on pense rapidement à la photo de cette fillette qui court, nue, l’air effrayé, après avoir été aspergée de napalm.
On ne sait pas s’il y aura une image aussi emblématique du conflit en Ukraine. Pour Marie Lamensch, il y a toutefois assez d’images fiables des événements pour montrer ce que la Russie de Poutine était prête à faire et pour montrer les crimes de guerre qui ont possiblement été commis dans les dernières semaines.