«J'ai senti que la mort était très proche»: le récit de guerre d'une jeune Ukrainienne
Texte : Alexandra Fediushkina, Traduction et édition : Mathieu Carbasse
Alexandra a 26 ans, une belle carrière devant elle et des rêves plein la tête. Comme tant d’Ukrainiens de son âge, elle a dû mettre sa vie sur pause et trouver refuge à Lviv, dans l’ouest du pays. Pour 24 Heures, elle a choisi de raconter la guerre — sa guerre, et tous ces jours passés entre espoir et désenchantement.
• À lire aussi: «Je suis prêt à défendre ma patrie» – Serhii, 16 ans
• À lire aussi: «J’ai peur de la guerre et une phobie du sang» – Yehor
«Je m’appelle Alexandra Fediushkina, je suis née le 14 novembre 1995 à Vasylkiv, non loin de Kyïv. À l’époque, l'Ukraine était déjà un pays indépendant, mais la vie était difficile. Le pays traversait une grave crise économique et sociale, la population manquait d’argent pour se payer les choses de base. Je suis d’ailleurs très reconnaissante envers ma mère, qui a décidé de me donner naissance, malgré ce contexte compliqué.
Au mois de février dernier, quelques semaines avant la guerre, j'ai obtenu un diplôme de maîtrise en histoire et patrimoine culturel de l'Université catholique ukrainienne. Je me consacre à la gestion de projets culturels. J'ai travaillé en tant que cheffe de projet dans le domaine de la mode pour l'une des marques ukrainiennes, puis en tant que responsable artistique dans une institution artistique. Depuis quelques années, je travaille comme manager pour l'artiste Mykhailo Hrudiy. Toute ma vie est liée à la créativité et à l'art. En même temps, je suis engagée dans mon travail artistique.
Dans les mois qui ont précédé la guerre, les gens percevaient la menace comme une tentative d’intimidation des Russes, peu de gens ici croyaient à la probabilité d'une guerre. Deux semaines avant le début de l’invasion russe, mon petit ami a essayé de me persuader de rejoindre Lviv. Je ne l'ai pas écouté, et nous nous sommes disputés à ce sujet.
• À lire aussi: Avant la guerre, Nadia jouait au théâtre
Le matin du 24 février, à 6h40, il m'a réveillée en urgence. La guerre avait débuté, les bombardements avaient commencé sur les villes de Dnipro, Kharkiv ou encore Odessa. Ce matin-là, les sirènes étaient encore silencieuses.
Notre appartement n'a pas son propre abri anti-bombe. En cas de bombardement, il y a un risque de ne pas avoir le temps de rejoindre le métro. Nous avons donc commencé à chercher des stationnements dans les gratte-ciels environnants, en vain.
Nous avons aussi cherché des abris dans les maisons voisines. Mais l’état des lieux était tellement misérable: les murs étaient infestés de champignons, on ne disposait ni d'eau ni de toilette et la ventilation ne fonctionnait pas. Le temps passé dans cet abri a été incroyablement difficile.
Finalement, nous avons rejoint la station de métro Pecherska, la plus proche de notre appartement, et avons décidé d’y passer la nuit, car nous avions peur d’une attaque aérienne sur Kyïv. Nous y avons passé les quatre premiers jours de la guerre.
Dormir dans le métro était pratiquement impossible. Il y faisait très froid, même si vous mettiez un gros manteau d'hiver et de bonnes chaussures. La deuxième raison pour laquelle il était impossible de s'endormir, c’était le bruit constant des petits enfants et des animaux, qui étaient particulièrement effrayés et stressés.
L'administration de la ville n'avait rien prévu pour les besoins des personnes qui se cachent dans le métro: pas de couvertures, de matelas ou de chauffage... Il était juste possible d'utiliser les toilettes et de recharger son téléphone. Mais cela nécessitait une longue attente, car il n'y avait pas assez de prises.
Malgré tout, il régnait dans la station une atmosphère très conviviale. Les gens étaient très sensibles les uns aux autres, l'aide et la compassion étaient présentes à tous les niveaux. Cette ambiance m'a beaucoup rappelé la solidarité qui existait pendant la révolution de la Dignité de 2013-2014 (révolution de Maïdan).
Les quatre premiers jours de guerre ont été psychologiquement difficiles. Je ne pensais à rien d'autre qu'à ma sécurité et à ma famille qui vit à Vasylkiv. Vasylkiv est une vieille ville près de Kyïv, qui a une grande importance stratégique sur le plan militaire. Il y a eu des combats et des bombardements constants dans la ville. Les frappes aériennes sur les réservoirs de pétrole ont provoqué une catastrophe écologique. Il y a eu de nombreuses attaques sur des immeubles d'habitation, la ville est très endommagée.
[ 🇷🇺 RUSSIE | 🇺🇦 UKRAINE ]
— (Little) Think Tank (@L_ThinkTank) February 27, 2022
🔸 Photo prise depuis Kiev où nous voyons le ciel «orangé» de Vasylkiv, ville voisine de la capitale ukrainienne, où un important incendie d'une infrastructure pétrolière est en cours. (@UKRinFRA) pic.twitter.com/oB6SrLyjwL
Le soir du 26 février, nous sommes allés dans le métro pour la nuit, il était 16h45, le couvre-feu à Kyïv n'était pas encore instauré. Une fusillade a commencé près de l'entrée de la station de métro. Nous avons, heureusement, réussi à entrer rapidement dans le métro. Ce qui s’est passé ce jour-là est un miracle. J'ai senti que la mort était très proche. Je considère ce jour comme mon deuxième anniversaire.
J'ai été très surprise d'entendre que ma sœur de 4 ans sait à quoi ressemblent les chasseurs russes, les missiles, les chars et les autres armes. Elle comprend clairement que la Russie a attaqué l'Ukraine. Dans les moments les plus difficiles de désespoir et de fatigue, les mots de ma sœur: «L'Ukraine va gagner!» m'ont encouragée et toutes mes inquiétudes ont disparu.
Au moment où j'ai entendu ma sœur chanter l'hymne national ukrainien, qu'elle a appris elle-même, j'ai compris que sa génération serait définitivement pro-ukrainienne, et non pro-russe, et qu'elle serait particulièrement fière de protéger l'Ukraine.
La décision de quitter Kyïv a été l'une des plus difficiles pour moi. Un facteur important dans ma décision a été les appels des militaires et des volontaires à évacuer autant que possible la ville, notamment les résidents qui ne sont pas militaires ou qui n’œuvrent pas au niveau des infrastructures de la ville. L'objectif des Russes est de capturer Kyïv, et il sera plus facile pour les militaires ukrainiens de défendre la ville si le plus grand nombre possible de personnes quittent la ville, afin d'épargner des souffrances au plus grand nombre de civils. Sur la base de ces arguments, j'ai décidé de me rendre à Lviv.
• À lire aussi: La Russie est-elle en train de perdre la guerre en Ukraine?
• À lire aussi: La Chine peut-elle (et veut-elle) mettre fin à la guerre en Ukraine? On vous explique
Lviv est une ville que j’adore. Depuis un an et demi, j'y suis souvent venue pour mes études. Maintenant, la ville est perçue de manière complètement différente, on sent l'anxiété, de la tristesse. Même en étant à Lviv, non loin de chez moi, je ressens le «syndrome du réfugié».
Aujourd'hui, il m’est difficile de me concentrer sur autre chose que la guerre et la sécurité, tout est centré sur cette question. J'ai vraiment envie de rentrer chez moi à Kyïv. Je veux aussi passer plus de temps avec ma famille. Je crois que la guerre m’a forcée à entreprendre une réévaluation complète de mes valeurs.
L'aide humanitaire arrive à Kyïv en très petites quantités, alors je cherche les médicaments et autres choses nécessaires à Lviv et je les envoie par courrier aux personnes qui en ont besoin. Il est assez difficile d'acheter quelque chose dans une pharmacie à Kyïv. Les médicaments sont vite épuisés et, à cause des problèmes de logistique, les nouvelles livraisons de marchandises sont très rares.
J'ai reçu de la nourriture aujourd'hui au centre d'aide humanitaire de Lviv. Il est extrêmement difficile d'obtenir de la nourriture [...] et c'est très étrange, car beaucoup d'aide est envoyée en Ukraine depuis différents pays.
Les prix sont rendus très élevés pour les aliments en conserve, un dollar américain coûte maintenant 32 hryvnia. Le prix des aliments a augmenté de manière significative, les gens doivent économiser beaucoup sur la nourriture.
Même avant la guerre, je prévoyais de poursuivre mes études à l'étranger. Je voulais étudier soit à Londres, soit à Anvers. Ce désir était lié à mon désir de me réaliser. Une semaine avant la guerre, j'ai même commencé à préparer un dossier, en travaillant sur un portfolio. Depuis le 24 février, tous ces préparatifs ont été suspendus, je ne peux rien faire d'autre que d'aider à résoudre les problèmes liés à la guerre, je ne peux pas penser à autre chose.
J'ai toujours voulu faire des études afin d'être utile à mon pays et au monde. J'ai toujours voulu avoir mon propre appartement à Kyïv, mon propre quartier général, et en même temps être très mobile, voyager beaucoup à travers le monde, pour le travail ou le plaisir.
Au début, il était psychologiquement difficile pour moi d'aller de Kyïv à Lviv; maintenant il est tout aussi difficile pour moi de penser aller en Europe. Je veux me tenir avec mon pays dans un moment difficile pour lui.
Je ne sais pas quand la guerre en Ukraine prendra fin. Mais après le retrait des forces d'occupation, je retournerai à Kyïv dès que possible.»