L'année de tous les records au chemin Roxham
Mathieu Carbasse
En 2022, le chemin Roxham a déjà été emprunté par plus de 23 000 demandeurs d’asile. Du jamais vu sur une année... encore moins sur huit mois. Et ce n’est pas le seul record qui va être battu cette année au point de passage de Saint-Bernard-de-Lacolle, en Montérégie, devenu en quelques années LA porte d’entrée de l’immigration irrégulière au Canada. Car derrière l’arrivée massive de personnes en quête d’une vie meilleure, c’est tout un système qui est mis sous pression.
[Ce texte est le premier d’une série de 2 sur le chemin Roxham. Le second texte est à lire ici.]
Record battu... en huit mois
Entre le mois de janvier et le mois d’août 2022, 23 196 personnes ont franchi irrégulièrement la frontière par le chemin Roxham pour entrer au Canada, selon les données les plus récentes d’Immigration, Réfugiés et Citoyenneté Canada (IRCC).
En huit mois, le nombre de demandeurs d’asile passés par ce point de passage a donc déjà battu un précédent (triste) record: c’est en effet déjà plus que les 18 836 personnes interceptées à cet endroit durant toute l’année 2017.
• À lire aussi: Que se passe-t-il au chemin Roxham? 6 questions pour mieux comprendre
Cette année-là, le Stade olympique avait dû être transformé en refuge pour accueillir les migrants, après une vague migratoire estivale jamais vue auparavant. Les réfugiés fuyaient massivement les politiques de Donald Trump très hostiles aux étrangers, notamment ceux en situation illégale.
Eh bien, en 2022, tout porte à croire que le chemin Roxham verra passer deux fois plus de demandeurs d’asile qu’en 2017.
À raison de 3000 à 3500 passages chaque mois depuis le début de l’année, on pourrait en effet atteindre la barre des 35 000 réfugiés irréguliers au 31 décembre prochain.
Vans blanches et mercredis noirs
«Mercredi dernier, l’afflux de migrants nous a littéralement jetés à terre», témoigne un agent de la GRC en poste au chemin Roxham, interrogé au début du mois d’octobre. Ce dernier préfère garder l’anonymat afin de protéger sa carrière.
«Normalement, c’est le week-end qui est le moment de la semaine où on est le plus occupés, car c’est à ce moment qu’arrivent les vans blanches qui transportent majoritairement des Haïtiens, de Floride jusqu’à la frontière canadienne. Maintenant, ces vans arrivent aussi le mercredi...»
Avant l’été, près de 100 personnes étaient interceptées chaque jour de semaine au point de passage Roxham, et 300 pour les deux jours de la fin de semaine. Soit 800 personnes en moyenne par semaine.
«Désormais, on est plutôt autour de 140 à 150 personnes par jour, poursuit l’agent de la GRC. Les mercredis sont devenus problématiques car les camionnettes blanches viennent s’ajouter à nos clients réguliers... Le mercredi, on peut faire parfois le double de ce qu’on faisait avant, c’est impressionnant pour un jour de semaine.»
• À lire aussi: Amener les migrants au chemin Roxham, une job payante pour des chauffeurs de taxi américains
Comment expliquer cet afflux nouveau au milieu de la semaine?
La principale raison est la multiplication des filières migratoires illicites. «Dès qu’une porte s’ouvre, il y a toujours une filière qui s’organise....», explique encore l’agent de la GRC.
En témoigne cette enquête de Radio-Canada sur le réseau derrière ces camionnettes blanches ou ce récit sur l’activité très lucrative des taxis de Plattsburgh.
Pour expliquer cet afflux, il y a aussi la récente décision – très politique – du gouverneur du Texas, Greg Abbott, de s’opposer aux politiques d'immigration de l'administration Biden en renvoyant en autobus vers Washington D.C., New York et Chicago des milliers de réfugiés.
À tel point que le maire de New York Eric Adams a déclaré l'état d'urgence la semaine dernière, la Big Apple croulant depuis quelques mois sous l’afflux de quelque 17 000 demandeurs d’asile.
Dont certains se retrouveront bientôt à nos portes, et à Roxham en premier lieu.
99,3%
Le chemin Roxham est – de loin – le point de passage irrégulier numéro un au pays... En fait, c’est même devenu le seul au fil des ans.
En effet, si Roxham représentait déjà 91,5% des entrées irrégulières au pays en 2017, il compte aujourd’hui pour 99,3% des entrées illicites.
Ainsi, en 2022, sur les 23 358 demandeurs d'asile qui sont entrés de façon irrégulière au Canada, 23 196 d'entre eux sont passés par Roxham.
Pour faire face à cette réalité, la GRC n’a d’autres choix que de piger dans les effectifs des autres provinces, les forces québécoises n’étant pas en nombre suffisant.
Selon nos informations, la GRC compte près de 80 agents (dont seuls 50 environ sont permanents) pour faire face à la situation au chemin Roxham. Quatre équipes d’une vingtaine d’agents se relayent ainsi, avec des cycles de travail de 12 heures.
Record aussi aux points d’entrée réguliers
Si le chemin Roxham connaîtra en 2022 une affluence record, c’est aussi le cas des points de passage réguliers (terrestres, aériens, maritimes) situés au Québec.
De janvier à août 2022, les bureaux de l’Agence des services frontaliers du Canada (ASFC) ont ainsi déjà enregistré 29 465 demandes d’asile. Du jamais vu.
• À lire aussi: Immigration: comparer l'Italie et le Québec, vraiment?
Au total cette année, le Québec a déjà enregistré 52 661 demandeurs d’asile à ses frontières (23 196 irréguliers et 29 465 réguliers).
Il s’agit là encore d’un record, qui peut être comparé avec les quotas de l’immigration économique au Québec, soit un peu moins de 50 000 personnes en 2021.
Près de 20 000 dossiers non traités
Conséquence directe des chiffres vertigineux qui seront atteints cette année au chemin Roxham (et aux points d’entrée réguliers): les bureaux d’Immigration, Réfugiés et Citoyenneté Canada (IRCC) comme ceux de l’Agence des services frontaliers du Canada (ASFC) sont saturés. Et les dossiers s’empilent.
Ainsi, au mois de septembre, le nombre total de demandes d’asile traitées par l’ASFC et l'IRCC s’élevaient à 33 555 au Québec... alors qu’au total, 52 661 réfugiés ont passé par la frontière, de façon régulière ou pas.
Ce sont donc 19 106 dossiers de demandes d’asile qui n’ont pas encore été examinés cette année (encore un record!). Et ce nombre ne risque pas de diminuer d’ici au 31 décembre.
En réponse aux questions du 24 heures, le directeur adjoint aux communications d’IRCC, Peter Liang, affirme «qu’IRCC et l’ASFC travaillent actuellement ensemble pour simplifier et traiter le plus rapidement possible les demandes qui sont en attente».
Une chose est sûre, les effets de cet engorgement administratif se font sentir sur le terrain, et mettent notamment sous pression le réseau d’organismes communautaires qui vient en aide aux réfugiés le temps que leur demande soit examinée.
• À lire aussi: Les étudiants étrangers pourront travailler plus de 20 heures par semaine
«Avant, il fallait attendre 2 à 3 mois pour qu’un demandeur d’asile obtienne un permis de travail. Aujourd’hui, c’est 12 mois minimum», prévient Stephan Reichhold, le directeur de la Table de concertation des organismes au service des personnes réfugiées et immigrantes (TCRI).
Ce dernier cite notamment le travail au noir, la précarité et la vulnérabilité grandissante des demandeurs d’asile en attente du traitement de leur dossier.
«On se retrouve avec une grande partie de ces gens qui se tournent vers les réseaux informels. Et nous, on n’a plus le contrôle là-dessus. On assiste au début d’une crise sociale», prévient M. Reichhold.
[Le second texte de notre série sur le chemin Roxham est à lire ici.]