Témoignages : Changer de vie grâce à la maladie
Catherine Gendreau
Ils ont 28 ans, 38 ans, 45 ans, 51 ans. Ils vivent à Montréal, en banlieue, en région, au bord d’un lac. Ils ne se connaissent pas. Pourtant, ils ont tous un point en commun: un diagnostic médical qui a bouleversé leur vie et les a poussés à se réinventer. Et si la maladie était un moteur plutôt qu’un frein à l’épanouissement?
Julie croyait avoir gagné au gros lot de la vie: à 32 ans, elle était avocate spécialisée en droit des affaires dans un cabinet prestigieux où pratiquait également son conjoint. Ils possédaient une jolie maison dans un quartier convoité de Montréal et un chalet dans les Laurentides. «On menait la grande vie, on va se le dire, me confie-t-elle. Je regardais mes amies et je me trouvais chanceuse: j’avais une grosse job, un gros salaire, une grosse maison, une grosse voiture. J’avais réussi, tu sais...» Un matin de janvier 2015, dans le cabinet du médecin, elle apprend que sa chance a tourné: elle a le cancer. Un cancer du sein agressif qui nécessite des traitements rapides. «J’étais avocate, je me disais que c’était comme n’importe quelle autre bataille. J’allais gagner et passer à autre chose. Ça ne s’est pas passé comme ça, mais alors, pas du tout!»
En février 2017, Olivier était en plein milieu d’un cours d’interprétation visuelle, à l’UQAM, lorsqu’il a cru faire un AVC: «J’avais les mains engourdies, un côté du visage affaissé...» À 24 ans, on lui diagnostique un craniopharyngiome, une tumeur bénigne qui met de la pression sur son nerf optique. «Le pire, ou le mieux, en fait, c’est que ça n’avait rien à voir avec mes symptômes. J’aurais pu continuer tout bonnement ma vie sans savoir que j’avais cette tumeur-là et devenir partiellement aveugle! Une chance que j’étais au centre-ville et que je me suis forcé à marcher jusqu’à l’hôpital Saint-Luc...»
Nous sommes en 2020. Julie ne travaille plus dans le prestigieux cabinet, elle est séparée de son conjoint et elle habite maintenant à temps plein dans le chalet des Laurentides, où elle gère sa petite pratique de consultation juridique. Olivier, lui, a écrit un livre et cessé de vivre à travers le regard des autres. Quelle part la maladie a-t-elle prise dans ces décisions notables? Julie et Olivier sont ils représentatifs des patients à qui l’on annonce une mauvaise nouvelle?
Quel changement?
«À court terme, le changement que j’observe chez mes patients qui viennent de recevoir un diagnostic important concerne des éléments accessibles. Ils vont changer leur alimentation, augmenter leur activité physique. Puisque ces éléments peuvent améliorer leur état, ils sont perçus comme des avenues rapides pour atteindre des objectifs réalistes», m’écrit Lory Zephyr, doctorante en psychologie. Même constat chez Talar Derashodian, radio-oncologue à l’Hôpital Charles-Le Moyne: «En curatif, les patients vont avoir tendance à faire des changements qui ont un impact direct sur la maladie. Leur but premier est la guérison, et tous leurs efforts se concentrent sur cet objectif.»
Lorsque les patients font des choix ayant des répercussions plus grandes (déménagement, séparation, etc.), le diagnostic vient s’ajouter à une réflexion qui était souvent déjà amorcée: «Les gros changements sont moins fréquents qu’on le pense, mais ils s’inscrivent dans une prise de conscience puissante vécue par le patient. La plupart de ceux qui vont au bout de cette réflexion portaient déjà en eux un désir de changement que le diagnostic a réveillé ou rendu soudainement plus urgent», selon Talar Derashodian.
C’est le cas de Julie: avec le recul, elle reconnaît que sa vie d’avant, en apparence parfaite, ne la comblait pas. «Je travaillais comme une dingue, je carburais à la reconnaissance, mais je n’avais pas de plaisir. Mon couple battait de l’aile depuis un moment, mais on n’avait jamais le temps d’en parler.» C’est pendant les périodes de repos forcé, entre les traitements de chimiothérapie, qu’elle a réalisé que ça ne pouvait plus continuer ainsi. «J’étais soudainement seule face à moi-même, et à tous points de vue: mon ex-conjoint n’avait pas ralenti la cadence et n’était ni présent ni à l’écoute. Je sentais que mon cancer dérangeait ses plans. C’est ma meilleure amie qui m’accompagnait à mes rendez-vous et à mes traitements, elle qui avait pourtant un emploi prenant, des enfants en bas âge, tout le kit ! Ça m’a sauté au visage: survivre n’était plus uniquement une question de guérison physique, il fallait que je fasse un virage à 180 degrés dans mon existence.»
Julie, sur les conseils de son oncologue, est allée consulter un psychologue. «Un diagnostic peut littéralement chambouler la vie d’une personne sur le plan physique, mais aussi sur le plan psychologique. Ce n’est pas banal! Cela nous fait vivre des émotions parfois peu familières: vulnérabilité, impuissance, peurs multiples. Une thérapie permet au patient d’explorer des parties de soi et de sa vie jusque-là peu investies. Elle peut donc mener à une certaine fracture avec sa vie d’avant», selon Lory Zephyr.
Ouvrir les yeux
«Quand on m’a opéré pour retirer mon craniopharyngiome, on a touché le nerf optique, et j’ai perdu la vision dans l’oeil droit», raconte Olivier. Paradoxalement, c’est au cours des traitements de radiothérapie suivant l’opération qu’il a ouvert les yeux sur sa situation: «Avant mon diagnostic, je vivais dans l’intensité, mais une intensité négative. J’étais une vraie drama queen, et c’était souffrant, à la fois pour moi et pour mon entourage.» Olivier réalise alors qu’il vit depuis trop longtemps à travers le regard des autres, dans la crainte constante du qu’en-dira-t-on. «J’ai cessé de retenir de force certaines personnes dans mon existence. Ça s’est fait naturellement. J’ai bien vu qui, dans mon entourage, n’était plus présent et ne donnait pas de nouvelles. Je me suis mis à vivre POUR MOI.» L’écriture s’est imposée comme façon de documenter et de partager ce qu’il vivait. «Tu sais, trois semaines avant d’être opéré, j’étais allé prendre un café avec un ami, et j’avais rédigé ma bucket list sur une serviette en papier. Écrire un livre était en troisième place de mes rêves à réaliser. C’est la maladie qui m’a poussé à entreprendre l’écriture des Chroniques de radiothérapie et autres divagations.»
Pour Marianne, qui a reçu un diagnostic de leucémie myéloïde chronique en 2018, il n’était plus question de gaspiller son temps. Comme Julie, elle a quitté son emploi exigeant et a décidé de fonder une entreprise de consultation en travaillant à son rythme, loin de la pression de son ancien milieu de travail: «Il était temps que je réalise mes propres rêves. La maladie m’a donné le guts nécessaire pour le faire, et je me sens beaucoup plus zen qu’avant!»
«J’ai d’abord perçu mon cancer du sein comme un monstre à combattre, alors que la maladie est en fait un processus, avec des vagues de montées et de descentes. Ce n’est pas un état statique. Je réalise aussi maintenant ma chance dans ma malchance, car la récidive a mis en lumière mes privilèges. Plusieurs n’ont pas la possibilité de changer de vie, tandis que moi, j’avais les moyens de le faire.» – SYLVIE
Sylvie, qui a vécu une récidive de cancer du sein en 2011, le confirme: «Après mon premier cancer, j’ai opéré des changements draconiens sur le plan physique. Je m’entraînais pour des marathons même si j’avais toujours été du type sédentaire. Je n’ai pas pris le temps de m’arrêter et de me demander si j’étais heureuse. L’annonce de la récidive a été une véritable claque au visage. Je courais comme une poule pas de tête, je m’imposais un rythme de vie qui n’avait aucun sens, je ne m’écoutais pas...»
«Si une personne opte pour des changements sous le coup de l’impulsivité, ça peut créer un cycle négatif. Plus les décisions sont draconiennes et rapides, plus il y a de risques que leurs effets soient mal vécus. Changer pour changer n’est pas la solution. Il faut que ce changement s’inscrive dans un désir de se rapprocher de sa nature profonde, de répondre à ses besoins... et à ses limites», met en garde Lory Zephyr.
Et les proches?
Il y a quelques années, une publicité télévisée montrait de façon éloquente qu’un diagnostic ne touche pas que le patient, il bouleverse également la vie de ses proches. On y voyait les membres d’une famille être littéralement renversés par l’annonce de la maladie. Éric, le conjoint de Sylvie, l’a soutenue tout au long du processus de traitements de chimiothérapie, en souffrant en silence: «Je me disais que je devais être fort pour nous deux, mais je sombrais de plus en plus dans la dépression. Moi qui voulais être un pilier, je m’effritais de l’intérieur. Le choc de Sylvie à l’annonce de sa récidive a été déterminant: soit on se donnait les moyens de guérir ensemble, en prenant le temps nécessaire et en ralentissant la machine, soit on se séparait... On a finalement décidé de tout lâcher et de démarrer une petite entreprise ensemble. On s’est réinventés,comme individus et comme couple.»
«Certains couples se disent: “On est ensemble dans la maladie, on l’est également dans le traitement et les changements de vie”. Lorsque ce n’est pas le cas ou qu’il y a de l’insensibilité de la part d’un des partenaires, des conflits et des blessures apparaissent qui mèneront à la rupture», selon Lory Zephyr. C’est exactement ce qu’a vécu Julie. L’absence physique et morale de son conjoint dans l’épreuve l’a obligée à remettre en question sa relation et, ultimement, à y mettre fin. «C’est sûr que je l’ai vécu comme un deuil. Nous étions ensemble depuis des années, mais mon cancer a mis en lumière et renforcé des insatisfactions que je ne pouvais plus nier...» Si, dans sa pratique, Talar Derashodian n’a pas assisté à beaucoup de ruptures résultant d’un diagnostic de cancer, elle conseille cependant à plusieurs de ses patientes de consulter un sexologue: «Les effets secondaires de certains traitements, notamment dans le cas de cancers du sein ou des organes génitaux, peuvent affecter la sexualité, et donc la relation de couple de mes patientes.»
Pour Natalie, qui a accompagné ses deux parents malades, c’est leur décès à quelques mois d’intervalle qui a été l’élément déclencheur de son changement de carrière: elle a senti un urgent besoin de comprendre ce qu’elle venait de vivre. Cela la dépassait. «J’ai quitté le milieu des affaires et je suis devenue communicatrice scientifique spécialisée en santé. Aujourd’hui, j’aborde des enjeux de vulgarisation médicale et j’échange avec les divers organismes et associations impliqués. Je me sens enfin utile», ditelle en souriant. «Trop peu de gens se permettent d’aller chercher de l’aide lorsqu’un proche est malade, car ce ne sont pas eux qui ont reçu le diagnostic. Pourtant, ce qu’ils ressentent est tout aussi valide et valable que ce que vit la personne qu’ils accompagnent», conclut Lory Zephyr.
La maladie est une épreuve qu’on préférerait tous esquiver. Pourtant, pour toutes les personnes à qui j’ai parlé dans le cadre de cet article, elle a aussi été le moteur d’une reconfiguration de l’existence. «Ce n’est pas le cancer du sein qui m’a transformée, me confie Julie. C’est l’introspection qu’il m’a forcée à faire qui a profondément modifié ma perception du temps, de sa valeur et de ma propre valeur personnelle. Et ça, c’est résolument plus précieux que tout ce que je possédais avant d’être malade...»
Des témoignages marquants
«Mon diagnostic de diabète de type 1 a complètement changé mon rapport à la nourriture. Je suis d’abord passée par une phase d’anorexie, puis de diaboulimie [un trouble alimentaire particulier aux gens atteints de diabète de type 1]. Les nombreux suivis m’ont aussi fait prendre conscience de la façon dont on traite les patients dans le système: on les infantilise souvent. Tout ça m’a menée à vouloir m’investir concrètement dans l’autonomisation des patients. Après des études en psychologie et en nutrition, je suis désormais nutritionniste, et j’accompagne des personnes diabétiques. Ma maladie est donc à l’origine de ma carrière!» – CLAUDIA
«Mon diagnostic de sclérose en plaques, au début de l’âge adulte, m’a forcée à réévaluer ce que j’avais envie de faire de ma vie: j’ai abandonné ma carrière naissante en infographie, et je me suis inscrite en histoire à l’université. Il était impensable pour moi de continuer dans un chemin tout tracé qui ne m’intéressait pas. Il fallait que je fasse de mon bonheur ma priorité.» – ÉLOÏSE
«Après trois cancers, dont une récidive du cancer de l’utérus, je peux dire que je ne perds plus mon temps avec les gens qui n’en valent pas la peine. Je ne considère pas que j’ai changé, je crois plutôt que je me suis retrouvée. Les relations non signifiantes, le niaisage, ce que les gens considèrent comme des obligations alors que ce sont des choix: I ain’t got time for that, baby!» – MARIE-PIERRE
«L’annonce de ma maladie a coïncidé avec la mort de ma mère. Du jour au lendemain, j’ai hérité de la maison familiale, à la campagne, là où j’ai passé mon adolescence. Mon rythme de vie s’est transformé radicalement. Mais parallèlement, dans ce contexte, ma maladie a pris une nouvelle forme. D’abord parce que j’avais reçu un diagnostic. Ensuite, parce que je savais que je pouvais, ne serait-ce que financièrement, y faire face. À l’aube de mes 50 ans, tout a changé, y compris pour ma santé. Ça donne un peu le vertige, je dois dire, tous ces changements. C’est presque indécent pour moi d’apprendre enfin à être bien...» – IANIK