Téléphonophobie: pourquoi notre génération a-t-elle peur d’un appel?
Bouffée de chaleur subite, tension musculaire, accélération du rythme cardiaque. Une crise d’angoisse? Non, simplement la sonnerie de mon téléphone qui retentit à l’improviste.
Catherine Gendreau
Comme bien des adolescentes des années 2000, j’ai passé de longues heures au téléphone avec mes amies.
Tous les après-midis, en rentrant de l’école, je me ruais sur l’appareil pour parler à des copines avec qui j’avais passé toute la journée en classe. Potins, émissions de télévision commentées en direct (on aurait pu animer un balado sur Watatatow tellement on était passionnées par les tribulations de la famille Couillard!), analyse des signes confirmant hors de tout doute que notre kick du moment était également intéressé, tout y passait. Par la suite, c’est avec mon premier amoureux que j’étirais mes soirées, l’oreille vissée au combiné, à répéter le cliché: «Non, raccroche en premier (...). Non, toi (...)», au grand désespoir de mes parents qui m’accusaient, avec raison, de monopoliser la ligne.
Pourtant, 25 ans plus tard, je ne réponds jamais au téléphone – à moins d’attendre un appel particulier –, et ce, même si l’afficheur indique le nom d’un ami ou d’un membre de ma famille. Comment suis-je passée de cette adolescente accro au téléphone à cette adulte de 40 ans que la moindre sonnerie plonge dans un état de panique?
Une question de génération?
Si je ne passe plus des heures au téléphone, il faut bien admettre que je suis cependant scotchée à mon ordinateur ou à mon cellulaire, qui sont connectés en permanence à Internet. Mes journées sont marquées par les notifications Facebook et Instagram, par les alertes de courriels Outlook et Gmail. Ces formes de communication ont remplacé, chez bien des jeunes (plus si jeunes, soupir...) de ma génération et des suivantes, le vieux téléphone branché au mur du salon ou de la cuisine de nos parents.
Quand Internet est arrivé dans ma vie, je suis tombée dedans comme les vedettes rock des documentaires de MusiquePlus sombraient dans l’enfer de la drogue. Je suis loin d’être la seule. Un sondage auprès de mes amis (sur Facebook, comme il se doit) révèle que nous sommes légion à avoir remplacé les conversations téléphoniques par l’incessant ping-pong de courtes missives envoyées et reçues en messagerie privée ou de groupe. «Je n’étais pas fan des textos, au départ, je ne trouvais pas ça convivial, mais, avec le temps, j’ai réalisé que je préférais ça à l’interruption forcée et durable d’activité que représente un appel», commente mon ami Fred. Même son de cloche (ou de notification?) chez Chloé, une gestionnaire d’organisme culturel débordée: «Un appel me force à tout arrêter, et c’est beaucoup plus long qu’un courriel qui aurait dit la même chose en trois lignes.» Ain’t nobody got time for that, comme le dit si bien le légendaire GIF...
Avec le développement de cette forme de communication, plus rapide et plus respectueuse des horaires chargés de nos interlocuteurs, aurions-nous perdu une certaine compétence à communiquer oralement? Il serait consternant de réaliser que moi qui suis enseignante et consacre donc une bonne partie de ma journée à parler devant un public captif (à défaut d’être toujours captivé, il faut bien l’avouer) j’aurais perdu des habiletés pourtant essentielles à mon travail, mais force m’est d’admettre que la simple idée de devoir passer un coup de fil me donne envie de fuir à l’autre bout du monde, sous une nouvelle identité... sauf qu’il me faudrait alors contacter une compagnie de déménagement et régler les détails de mon départ par téléphone... On ne s’en sort pas!
Pas d’appel, bonne nouvelle?
Si la technologie moderne permet à la plupart d’entre nous de vaquer à nos occupations quotidiennes et d’entretenir nos relations amicales et familiales sans avoir recours à la machine du diable, nos téléphones ne cessent pas pour autant de sonner. Comme la vieille grincheuse que je suis, je m’écrie chaque fois: «Mais qui peut bien appeler à cette heure-là?!», à moitié convaincue que l’univers conspire contre moi. Qui peut bien m’appeler, justement, alors que tous mes proches savent que je déteste cette forme de communication et qu’ils tomberont automatiquement sur ma boîte vocale (si elle n’est pas déjà pleine, vu que je ne prends pas davantage mes messages)? Un appel masqué, et j’imagine tout de suite le sondage sur mes habitudes de consommation, la compagnie de nettoyage de tapis voulant me faire profiter d’une offre exceptionnelle ou, pire, l’Agence du revenu du Canada m'informant qu’une irrégularité a été décelée dans ma dernière déclaration de revenus! Visions d’horreur...
On va se le dire, le téléphone sert majoritairement à annoncer de mauvaises nouvelles ou à tenter de nous dépouiller de nos économies. Si l'appel ne nous apprend pas la maladie ou le décès d’un proche, qu’il serait plus qu’indélicat de révéler en messagerie directe sur Instagram, il doit sûrement provenir d’une agence de recouvrement ou de fraudeurs. Le cycle de l’angoisse recommence chaque sonnerie, alors que je fixe la sonnerie en attendant que mon calvaire achève.
Un trouble anxieux bien réel
Sueurs froides, palpitations cardiaques, impression d’étouffement. Ces symptômes sont présents chez une partie de la population, qui comme moi, souffre de téléphonobie, littéralement «peur du téléphone», considérée comme un trouble anxieux ou un type de phobie sociale depuis quelques années, notamment avec l’avènement des nouvelles technologies. Loin de s’attaquer uniquement aux personnes timides qui fuient les situations sociales, la téléphonophobie handicape également les personnes anxieuses, puisque celles-ci sont incapables de se fier au non-verbal pour interpréter correctement l’intention de leur interlocuteur. Par ailleurs, on leur enlève la possibilité de réfléchir avant de répondre, ce que les courriels ou les textos permettent, vu le caractère différé de l’échange. Stress ajouté, paralysie verbale et mauvaises interprétations s’invitent alors dans la conversation. «Je ne sais plus quoi dire, je bafouille, je me sens nulle et les larmes me montent aux yeux», me confie Elsa, qui, à 37 ans, est pourtant... responsable des relations publiques dans une grosse boîte informatique!
Perte de l’habitude d’appeler et d’être appelé, omniprésence des formes de communication écrite en différé, peur d’apprendre une mauvaise nouvelle ou stress paralysant: les raisons sont multiples pour filtrer ou carrément refuser les appels téléphoniques. Si l’on peut s’entraîner, à la dure, en se forçant à répondre au téléphone, en espérant que l’anxiété générée diminuera avec l’usage, mes amis téléphonophobes et moi préférons, de façon préventive, informer les personnes susceptibles de nous appeler de choisir un autre mode de communication. Même ma boîte vocale stipule clairement de communiquer avec moi par courriel! Lorsqu’un proche désire vraiment me parler de vive voix, il sait également qu’il doit d’abord vérifier (par texto ou en messagerie Facebook) que je suis disponible ET DISPOSÉE à recevoir son appel. À bon entendeur...