Pour l’avenir du rap queb : faire rimer féminisme et rap
Possible de faire rimer féminisme er rap? Peut-être plus qu'on pourrait le croire.
Jérémie McEwen
J’étais en classe au cégep, l’hiver dernier, c’étaient les ultimes cours avant que tout ne s’arrête, et je ne savais pas que je cesserais bientôt d’enseigner en vrai pour un très, très long moment. Je donnais ce cours que j’ai inventé et qui est devenu un livre qui a changé ma vie, Philosophie du hip-hop. Je m’apprêtais à aborder la symbolique de la chanson capitale qu’est The Message, de Grandmaster Flash and the Furious Five. Je faisais de petits liens avec le matérialisme français, le Livre de Job et, surtout, deux textes de Martin Luther King, où il est question de souffrance créatrice.
Depuis le début de la session, j’avais remarqué qu’une étudiante de ce groupe semblait s’emmerder solidement. C’était, voyez-vous, que mon cours n’était pas son premier choix. Peut-être aurait-elle préféré parfaire son espagnol, mais les méandres de la bureaucratie collégiale l’avaient menée dans mon local tout de béton emmuré, sans fenêtres, au coeur du mois de février, par une de ces fins d’après-midi sans soleil. Elle était accotée au mur, cette jeune femme, comme pour me crier silencieusement son ennui, et je me préoccupais d’elle. À l’opposé, ceux qui sont vendus d’avance manquent de défi.
Elle était bien peu impressionnée par mes petits liens.
Après la pause, j’ai abordé une figure féminine du hip-hop des années 80 à New York: Roxanne Shanté. Avant d’entamer la partie philosophique autour de sa vie et de son oeuvre, j’ai commencé par le bout qui intéresse souvent davantage les étudiants, je dois bien le dire, soit celui où je raconte des histoires sur le vieux rap fait 15 ans avant leur naissance. Le lundi après-midi, l’anecdotique l’emporte souvent sur la pensée soi-disant profonde. Roxanne Shanté était une compétitrice féroce, le battle rap était son obsession, et l’on raconte même qu’elle aimait débarquer dans les spectacles de ses rivales pour s’emparer du micro et les détruire devant leur propre public. Cyrano de Bergerac, version Queens 1984. J’enchaînais en racontant comment un juge d’un championnat de battle, un dénommé Kurtis Blow, lui avait volontairement refusé la victoire, alors qu’elle était clairement la meilleure de la soirée, sous prétexte qu’une adolescente de 15 ans ne pouvait pas être couronnée meilleure rappeuse de la ville, ça manquait de sérieux. Du coin de l’oeil, enchanté, j’ai vu mon étudiante blasée noter énergiquement tout ce qu’elle pouvait attraper. Ça y était, elle était gagnée à la cause. Ce jour-là, j’ai réussi mon cours.
Féminisme et hip-hop
La rappeuse montréalaise Naya Ali n’a pas besoin de s’asseoir dans ma classe pour savoir ces choses. Avec tout l’aplomb que recèle sa musique, elle m’écrivait: «Le rap est né dans l’art de raconter les histoires de la douleur de jeunes hommes entourés de violence et de pauvreté. Toutefois, beaucoup de chemin a été parcouru depuis cette époque. Ces jours-ci, caractériser le genre dans son ensemble comme étant dégradant envers les femmes équivaut à le réduire au narratif attendu d’hypersexualisation des femmes noires. Si vous cherchez de la misogynie dans le rap, vous en trouverez, mais il y a de nombreux artistes qui n’entrent pas dans ce moule. Généraliser équivaut à démoniser une culture entière.»
Ces dernières années, une figure s’impose dans la réflexion autour du féminisme hip-hop: Cardi B. Naya Ali et la DJ Gayance l’évoquaient en entrevue, sans que je ne la cite. Pertinemment, la première me rappelait qu’aux États-Unis, le succès d’une chanson rap passe souvent d’abord par son succès dans les clubs de striptease. Gayance ajoutait: «Cardi B était une danseuse érotique afro-latine qui a percé dans le rap sur la scène mondiale. Elle élève la voix des travailleuses du sexe en exprimant leur réalité, et je crois qu’il est important de normaliser ces voix.» Même si les propos de Cardi B en rebutent plusieurs, qui s’offusquent en bons prudes de ses clips, notamment celui de WAP (Wet Ass Pussy), il reste que le message dominant est celui d’une libération, d’une véritable prise de contrôle de soi à travers la prise de parole.
Masculiniste, la musique québécoise?
J’ai parfois l’impression que le problème de représentation des femmes dans le milieu du rap est en grande partie lié aux médias. Parce que des rappeuses, il y en a plein, depuis toujours. Seulement, on aime les regrouper artificiellement dans les journaux et les spectacles, comme «femmes rappeuses». Depuis quelque temps, l’étiquette «female rapper» tend à disparaître aux États-Unis. Heureusement... Mais ici, c’est comme si on attendait encore que ce plafond de verre craque une bonne fois pour toutes. «Est-ce qu’on peut arrêter de parler de “rap féminin”? Ce n’est pas une sous-catégorie», s’exaspérait d’ailleurs l’animatrice Rebecca Makonnen, quand je l’ai sondée sur le sujet. On pourrait même élargir la question: en glanant les articles sur la récente révélation rap du Québec, Backxwash, on trouve presque systématiquement dans les titres «rappeuse trans», comme pour la mettre en boîte avant même d’avoir parlé de sa superbe musique.
Il faut changer ça.
Il y a longtemps que j’ai constaté le problème du masculinisme dans les médias musicaux québécois, et pas seulement dans le rap. C’est d’ailleurs pourquoi je suis si heureux de collaborer à On dira ce qu’on voudra, une émission résolument féministe, animée par Makonnen, et qui s’attaque concrètement au problème. Il y a 10 ans, je bossais pour la branche “musique émergente” de Radio-Canada, l’ancêtre de RAD, si vous voulez, qui s’appelait Bande à part. Ce qui jouait en ondes était rempli de testostérone, et l’attitude de mes patrons l’était tout autant. Ça puait littéralement le petit gars à l’étage des gens branchés de jadis... J’ai d’ailleurs été marqué par un triste épisode de cette époque. Alors que je critiquais les propos homophobes d’un album de rap local, le rappeur en question, d’ailleurs dénoncé dans la récente vague québécoise de #metoo, a appelé mes supérieurs pour se plaindre. Plutôt que de m’appuyer, ceux-ci m’ont scié les jambes – et brisé le coeur –, en me lançant: «Écoute, je ne vois pas c’est quoi, le problème.» Aujourd’hui, j’ai l’impression que les choses changent, mais trop lentement. Le rap commence à peine à trouver des plateformes de diffusion respectables dans la province, mais les hommes tiennent encore trop exclusivement le haut du pavé.
À l’ADISQ, année après année, la critique musicale du Québec et les patrons d’étiquettes de disques votent pour des hommes dans la catégorie rap, négligeant Sarahmée de manière éhontée en 2019. En 2020, toujours rien que des hommes dans la catégorie. Mais les femmes passent outre cela: vu la soif médiatique pour du renouveau dans le rap queb, il est impossible de les bloquer dans la diversification actuelle des canaux de diffusion. L’année 2019 a été celle de la révélation du rap street au grand public; 2020 est l’année du rap des femmes et de la communauté LGBTQ+. «Ne me parlez pas de révolution à venir, m’a écrit la stratège en communication Martine St-Victor, vous êtes en retard!»
Oui, le Québec est en retard. Le rap street a percé pour le grand public en 1988 aux États-Unis, avec NWA. Ç’a pris 30 ans pour que se produise la même chose ici, avec 5sang14, Tizzo et les autres. «En 2019, Cardi B a fait 28 millions de dollars, Nicki Minaj, 29 millions. L’indépendance financière, c’est aussi ça, le féminisme», poursuivait St-Victor. À quand une rappeuse qui flashe comme Loud, au Québec? Sarahmée serait la meilleure candidate, et son prochain album sera déterminant.
Selon cette dernière, «les femmes sont de plus en plus “dangereuses” de par leurs propos et l’impact qu’elles ont dans la culture pop. Elles sont en train de montrer que personne ne peut leur dire quoi faire. Il est certain qu’une révolution est commencée, mais elle ne se fera pas du jour au lendemain. Il y a beaucoup de barrières, de clichés et d’idées préconçues à détruire. Il est important, tout comme dans la société, d’éduquer les hommes sur ce sujet.»
Un problème social
Et voilà que ça devient clair: c’est un problème social, pas un problème dans le rap. Le rap en est le miroir. J’ai donné cette conférence plusieurs fois, du Collège Jean-Eudes jusqu’à l’Université de Brandon, au Manitoba, où j’aborde les trois stéréotypes classiques liés au rap en les déconstruisant: matérialisme, violence et misogynie. Les deux premiers sont faciles à dénouer, en beurrant plus ou moins de références philosophiques, selon mon public, Diderot et d’Holbach pour le matérialisme, Malcolm X et Fanon pour la violence. Quand vient le temps de parler du troisième stéréotype, toutefois, j’avertis toujours mon public que c’est le point sur lequel une professeure de danse, assise dans le public, m’avait lancé: «Pour les deux premiers, OK, mais pour la misogynie, vous ne m’avez pas convaincue.» Oui, c’est un reflet d’un problème social plus vaste, et oui, il n’y a pas que ça dans le rap. Si je l’avais laissée sur sa faim, j’en suis aujourd’hui convaincu, c’est que je n’avais pas avec moi Naya Ali, Gayance, Rebecca Makonnen, Martine St-Victor et Sarahmée.
Depuis deux ans, on m’invite constamment à m’exprimer sur des sujets connexes au rap, comme la question identitaire noire et la question des femmes. Avant d’accepter ou de refuser, je commence toujours par demander si je serai le seul intervenant. Si c’est le cas, je refuse. On lit partout, que ce soit au sujet de #metoo ou sur #blacklivesmatter, ou plus récemment sur le soulèvement #indigenouslivesmatter à la suite de la mort de Joyce Echaquan, qu’il faut d’abord écouter. Ça fait des années que j’écoute, et je continue de le faire. Je me rappelle une époque où je rappais moi-même, et certains de mes textes m’ont mené jusqu’à retirer une chanson de Bandcamp tellement elle puait la masculinité toxique. Et quand la récente vague #metoo a frappé, j’ai parlé avec des femmes de mon passé, dans un effort de dialogue et de progrès. Bref: j’ai cessé de me contenter d’écouter et j’ai agi.
La première fois que j’ai donné mon cours sur le rap au cégep, il n’était pas question du tout de Roxanne Shanté. Je traitais le sujet des femmes lors d’une seule séance intitulée «Femmes rappeuses», donnée en fin de session. J’ai changé ça. Parce que de l’écoute, sans action, ce n’est qu’une manière d’attendre que la vague passe, sans construire de fondations solides pour l’avenir.