On n’avait rien vu avec Otéra
On comprend mieux pourquoi le scandale de la filiale de la Caisse de dépôt a tant ébranlé son grand patron
Hugo Joncas
Les conflits d’intérêts et les entorses à l’éthique que la Caisse de dépôt reproche à son ancien numéro deux de l’immobilier vont bien au-delà de ce qu’elle avait jusqu’ici laissé entrevoir. L’ex-PDG de la filiale Otéra Capital, Alfonso Graceffa, aurait même accordé pour plus de 11 M$ en prêts privés avec son propre argent sans le déclarer.
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Ce n’est que l’une des multiples révélations que contient la défense du bas de laine des Québécois, dans le cadre d’une poursuite de 7,35 M$ de l’ancien patron d’Otéra pour « congédiement injustifié ».
Ce document jette aussi un nouvel éclairage sur les propos de Michael Sabia, qui a dit que les problèmes d’Otéra étaient son « pire souvenir » comme PDG de la Caisse quand il a annoncé son départ surprise, en novembre 2019.
Le bas de laine des Québécois décrit Graceffa comme un dirigeant à la « boussole éthique déréglée » qui s’est fait remettre 15 000 $ en argent liquide par un proche du monde interlope, en toute connaissance de cause.
L’institution financière reconnaît « qu’Otéra a connu un excellent rendement » pendant que Graceffa était aux commandes, de 2012 à 2019. Elle insiste toutefois sur son « incompréhension obstinée des notions de conflit et d’apparence de conflit d’intérêts ».
Avare de détails
Toute cette affaire découle d’une série de reportages sur l’éthique chez Otéra, publiés par notre Bureau d’enquête à l’hiver 2019. Ces articles ont poussé la Caisse à déclencher une vaste enquête interne qui a coûté 5 M$ et mené au congédiement d’Alfonso Graceffa.
Fin mai 2019, Michael Sabia a dévoilé un sommaire du rapport d’enquête.
Le patron s’est fait avare de détails, démontrent les allégations explosives contenues dans la défense de la Caisse à la poursuite de Graceffa.
Ces nouvelles informations mettent aussi en lumière d’importantes omissions d’Otéra dans ses réponses au Journal, en février 2019.
Notre Bureau d’enquête dévoile aujourd’hui sept nouvelles révélations que contiennent cette défense et l’interrogatoire qu’a subi l’ex-PDG d’Otéra en octobre dernier et déposés au dossier de la cour.
Plusieurs d’entre elles concernent un vieil « ami d’affaires » de Graceffa, le promoteur et courtier Thomas Marcantonio, à la fois client d’Otéra et partenaire de l’ex-PDG dans ses projets personnels.
Graceffa a lui-même accordé des millions $ en prêts privés aux clients des compagnies de courtage de Marcantonio, selon la défense de la Caisse. Un financement était toujours en cours quand ses patrons l’ont suspendu, après nos reportages de février 2019.
D’autres copains
En interrogatoire, les questions de l’avocat Mason Poplaw ont forcé Graceffa à détailler ses relations avec deux autres « amis d’affaires » jamais déclarés.
D’abord, le promoteur et propriétaire d’hôtels Pierre Varadi, à qui la Caisse a prêté des centaines de millions de dollars. Ensuite, Donald Kattan, un avocat qui collectionne les clients soupçonnés de blanchiment d’argent.
Me Poplaw a voulu savoir pourquoi l’ex-PDG les avait invités ensemble sur son allocation de dépenses, au restaurant Helena dans le Vieux-Montréal, en août 2014.
« Écoutez, je ne me souviens pas », a répondu Graceffa en interrogatoire.
Pour l’instant, le dossier ne permet pas d’élucider ce mystère. Les parties doivent se retrouver en cour en juillet.
– Avec Philippe Langlois et Andrea Valeria
Un vrai cauchemar pour Michael Sabia
Le 12 novembre dernier, Michael Sabia créait la commotion en annonçant qu’il démissionnerait de son poste de PDG de la Caisse, un an plus tôt que prévu.
Il l’a dit le jour même au premier ministre, pris au dépourvu, selon ce que rapportait notre Bureau d’enquête à l’époque.
En soirée, il confiait au chef d’antenne Pierre Bruneau que son pire souvenir à la tête de la Caisse était « les difficultés à Otéra ».
« Trois personnes ont brisé le lien de confiance, ils ont contrevenu à nos valeurs d’intégrité », disait-il. Sans les nommer, il visait l’ex-PDG d’Otéra Alfonso Graceffa, l’ex-vice-présidente Martine Gaudreault et l’économiste Edmondo Marandola, suspendus après les reportages du Journal, puis congédiés.
Les problèmes de gouvernance dans les prêts immobiliers ont donc fortement ébranlé Michael Sabia.
« Malheureusement, Le Journal de Montréal a fait un excellent travail », reconnaissait-il lors d’une conférence de presse en mai 2019.
Discrète
La Caisse est toutefois restée discrète sur l’ampleur des dérives qui ont miné le règne d’Alfonso Graceffa chez Otéra, malgré une vaste enquête interne qui a coûté 5 M$.
Sous la direction de Michael Sabia, Graceffa était devenu l’homme de confiance dans l’immobilier, à la fois PDG d’Otéra et chef des unités d’affaires chez Ivanhoé-Cambridge, le bateau amiral qui détient des gratte-ciel et des centres commerciaux.
Or, voilà qu’en octobre 2019, les avocats de la Caisse l’interrogeaient dans le cadre de sa poursuite.
Ses confidences ont fait mal : des millions $ en prêts privés accordés sous le nez de son employeur, de multiples conflits d’intérêts potentiels, le recouvrement d’une dette en argent liquide auprès d’un proche du monde interlope...
Moins de trois semaines après, Michael Sabia annonçait son départ surprise, pour aller diriger la Munk School of Global Affairs and Public Policy de l’Université de Toronto.
Six mois plus tard, seuls des documents déposés au palais de justice de Montréal permettent de comprendre un peu mieux l’étendue des failles de gouvernance qui ont miné Otéra sous son règne.
Sept autres entorses à l’éthique restées secrètes
La Caisse révèle plusieurs conflits d’intérêts potentiels et dérives dans la gouvernance d’Otéra
L’ancien PDG de la Caisse, Michael Sabia, s’est fait bien discret quand il a présenté les résultats d’une vaste enquête interne sur les dérives éthiques au sein d’Otéra Capital, en mai 2019. Des documents de cour permettent aujourd’hui d’en apprendre davantage sur la gouvernance défaillante de l’ancien patron de la filiale, Alfonso Graceffa.
1. Il approuve le projet de son partenaire
En février 2019, notre Bureau d’enquête rapportait qu’Otéra a financé pour près de 44 M$ un projet codétenu par Thomas Marcantonio, un vieux partenaire du PDG de la firme, Alfonso Graceffa.
La filiale de la Caisse avait d’abord assuré que Graceffa « n’a pas participé d’aucune manière au traitement de ce dossier [sic] ». Dans les faits, ses déclarations en interrogatoire hors cour révèlent que l’ex-PDG a lui-même signé un document autorisant le prêt à son « ami d’affaires », comme il le qualifie lui-même.
Graceffa assure qu’il a approuvé le financement « par inadvertance ». « Quelqu’un m’a donné cinq ou six de ces documents et je les ai signés sans regarder ce que je signais », explique-t-il en interrogatoire.
Par ailleurs, les enquêteurs indépendants qu’a mandatés la Caisse ont aussi trouvé une autre version du document approuvant le prêt à Marcantonio. La griffe du PDG avait mystérieusement disparu.
« Comment votre signature a-t-elle été retirée [...] ? » demande l’avocat Mason Poplaw en interrogatoire. « Aucune idée », répond simplement Graceffa.
2. L’« ami d’affaires » touchait des commissions
Alfonso Graceffa reconnaît que son « ami d’affaires » touchait vraisemblablement des commissions sur les dizaines de millions de dollars en prêts qu’il apportait à Otéra Capital.
En effet, la compagnie de Thomas Marcantonio, MFCI, agissait comme courtier pour la filiale de la Caisse. L’entreprise trouvait des clients à la recherche de financement et les dirigeait vers Otéra.
Selon la transcription de l’interrogatoire, Alfonso Graceffa n’a jamais déclaré ce conflit d’intérêts potentiel quand il est devenu président et chef de l’exploitation en 2012, puis PDG en 2013.
Pourtant, Marcantonio touchait vraisemblablement une commission de courtier quand Otéra décidait d’accorder un prêt à l’un de ses clients, a reconnu l’ancien PDG en interrogatoire. La transcription ne permet cependant pas de savoir combien d’argent l’associé de Graceffa a ainsi pu empocher.
L’avocat de la Caisse énumère une série de cinq prêts octroyés aux clients de Marcantonio entre 2015 et 2018. Les financements qu’a pu retracer notre Bureau d’enquête, auxquels ont parfois participé d’autres prêteurs avec Otéra, totalisent près de 270 M$.
Parmi les clients que Marcantonio a dirigés vers la firme figure Francis Charron. Otéra a accordé pour plus de 150 M$ en financements pour les projets qu’il a pilotés, entre 2016 et 2018.
Ce promoteur faisait presque partie de la famille. Avant d’être client de la Caisse, il a travaillé avec Alain Cormier, le conjoint de l’ancienne vice-présidente d’Otéra, Martine Gaudreault. Le bas de laine des Québécois l’a, elle aussi, mise à la porte après les révélations de notre Bureau d’enquête sur les liens d’affaires du couple avec des mafieux.
Comme courtier, Marcantonio a même obtenu un prêt de 44 M$ d’Otéra pour son propre projet de résidence pour aînés à Saint-Jean-sur-Richelieu.
3. « Petits » prêts entre amis
Non seulement Marcantonio dénichait des occasions d’affaires pour Otéra Capital, mais il en trouvait aussi pour Alfonso Graceffa lui-même. Car le PDG de la filiale de prêts immobiliers de la Caisse faisait lui aussi dans... les prêts immobiliers.
Graceffa a ainsi accordé pour plus de 11 M$ en prêts par le biais des compagnies de courtage hypothécaire de Marcantonio, sans en glisser un mot à la Caisse.
En mars 2019, le PDG d’Otéra avait toujours un prêt actif de plus de 2 M$ en cours avec un client de son associé, le projet de condos L’Aventura, à Québec. Ce développement, que la filiale d’Otéra Capital, la Société financière MCAP, a aussi financé, appartient notamment à Stephan Huot, un promoteur de Québec ayant multiplié les accrochages avec les autorités.
En tout, Graceffa aurait participé à « sept ou huit » financements avec les compagnies de courtage de Marcantonio, selon l’interrogatoire hors cour déposé dans le cadre de sa poursuite contre la Caisse.
« Au début, c’était des petits montants : 100, 200 000... Et ensuite c’est devenu plus gros, les fonds qu’il me demandait étaient de plus en plus importants », raconte Graceffa.
Selon nos recherches, le nom de l’ex-PDG n’apparaît dans aucun document associé à ces prêts au registre foncier. Les deux partenaires signaient plutôt des « ententes de fiducie » (« trust agreements »). Ces accords confiaient à Marcantonio la responsabilité d’investir les fonds de Graceffa, qui restait partenaire silencieux.
En interrogatoire, Me Poplaw lui demande pourquoi il n’a jamais déclaré cette autre relation d’affaires personnelle avec Marcantonio quand il est devenu PDG d’Otéra.
4. Un vieux copain hôtelier
Dans sa poursuite, Alfonso Graceffa révélait lui-même que la Caisse de dépôt et placement lui a reproché son amitié non déclarée avec l’un des plus importants promoteurs immobiliers du Québec, sans l’identifier.
L’interrogatoire permet d’apprendre qu’il s’agit de Pierre Varadi, l’un des plus importants propriétaires d’hôtels à Montréal... et l’un des plus gros clients d’Otéra Capital, que dirigeait Graceffa.
Les compagnies de Varadi ont obtenu près de 270 M$ en prêts de la firme depuis que Graceffa en est devenu président, en 2012. Le bas de laine des Québécois a ainsi financé cinq de ses tours du centre-ville, qui abritent deux Marriott, un Hilton, un Holiday Inn et des condos.
Varadi est un autre vieil « ami d’affaires », explique Graceffa dans l’interrogatoire. Il l’a connu à l’époque où il dirigeait l’équipe des prêts immobiliers commerciaux de la Banque Nationale, de 1999 à 2008. Le promoteur était un gros client.
Les deux hommes se rencontraient « deux ou trois fois par mois » le soir, pour prendre un verre au bar XO de l’hôtel Saint-James, près du siège de la Caisse dans le Vieux-Montréal.
5. Des discussions sur ses propres prêts
Notre Bureau d’enquête a déjà révélé que des firmes d’Alfonso Graceffa et de ses associés avaient touché pour 9,2 M$ de prêts de la Société financière MCAP, une filiale d’Otéra Capital, alors qu’il en dirigeait le conseil d’administration.
Selon les documents de cour que nous avons obtenus, la Caisse de dépôt et placement du Québec reproche aussi à M. Graceffa de s’être ingéré dans les discussions avec MCAP sur au moins deux de ces financements.
En interrogatoire hors cour, l’avocat de la Caisse, Mason Poplaw, le questionne sur des courriels qu’il a échangés avec MCAP avant que les prêts ne soient octroyés.
« Après avoir examiné ces courriels, diriez-vous qu’en fait, vous avez entamé ces discussions et continué jusqu’à ce qu’on vous offre d’avoir une conversation au sujet du financement de cette propriété ? demande Me Poplaw en interrogatoire.
- J’ai seulement demandé s’ils étaient intéressés », répond Graceffa.
MCAP a finalement octroyé les deux prêts de 740 369 $ dont il est question. La firme a ainsi dérogé à ses politiques, puisqu’elle n’accorde habituellement pas de financements de moins de deux millions de dollars, signale la Caisse dans sa défense.
Elle mentionne aussi que Graceffa « a bénéficié d’une exemption d’une mesure de conformité antiblanchiment d’argent concernant les personnes politiquement exposées » quand MCAP lui a accordé ces prêts.
En interrogatoire, l’avocat de la Caisse lui demande si ces prêts à ses propres entreprises ne posaient pas problème.
« Avez-vous déclaré le conflit d’intérêts ? » insiste Me Poplaw.
L’avocate de Graceffa, Marie-France Tozzi, s’objecte : « Excusez-moi, un juge va déterminer si c’est un conflit [d’intérêts] ou non. »
6. « I always collect »
En mai 2019, la Caisse de dépôt reprochait à l’un des dirigeants congédiés – sans le nommer – d’avoir accepté 15 000 $ en argent liquide dans ses bureaux mêmes, des mains d’un entrepreneur aux antécédents criminels.
Dans la poursuite qu’il a ensuite intentée, l’ancien PDG d’Otéra annonce que c’est lui qui a reçu cet argent en août 2017, mais il laisse entendre que les billets de banque n’étaient pas pour sa poche. « [Graceffa] voulait aider son frère à recouvrer un montant d’argent qui lui était dû », mentionne sa poursuite.
Au fil des questions de la Caisse en interrogatoire, Graceffa admet que l’argent était destiné à rembourser une entreprise qu’il détenait lui-même à « 50 % » et dont il contrôlait les finances, Construction Sainte Gabrielle inc.
Dans sa poursuite, Graceffa affirme aussi qu’il ignorait que l’entrepreneur qui devait l’argent, Jean-Denis Lamontagne, avait déjà été condamné pour trafic de stupéfiants et qu’il était insolvable.
Durant l’enquête indépendante, Graceffa a pourtant admis qu’il disposait de documents établissant que son débiteur avait un passé criminel, révèle la Caisse dans sa défense.
C’est qu’en 2016, Graceffa et son frère avaient poursuivi Lamontagne pour récupérer leur argent. Lors de ces procédures, l’entrepreneur a notamment déclaré qu’il était sur le point de faire une « deuxième faillite » et qu’il n’avait pas de compte bancaire, mentionne la Caisse. Il aurait aussi laissé entendre qu’il avait « des dettes de jeu [...] envers le crime organisé ».
Lamontagne a aussi dit qu’il faisait rembourser ses dettes, notamment envers les frères Graceffa, « par des tiers ». Il a toutefois refusé de les identifier, « même sous peine d’outrage, laissant entendre que ses financiers appartenaient au monde interlope », dit la Caisse.
Un individu sans compte bancaire pouvait-il vraiment rembourser Graceffa avec un chèque ? Durant l’enquête interne à la Caisse en tout cas, il a expliqué à l’avocat Stéphane Eljarrat qu’il tenait à récupérer son dû, selon la défense. « I always collect. » (« Je réclame toujours »), a-t-il témoigné.
7. Partenaire douteux dans une résidence pour personnes âgées
Depuis 2005, Alfonso Graceffa est copropriétaire d’une résidence pour aînés avec un avocat que la Gendarmerie royale du Canada soupçonnait en 2011 d’avoir aidé le beau-frère du dictateur tunisien à cacher sa fortune.
Donald Kattan détient 10 % des parts de la résidence King David, à Côte-Saint-Luc. L’ex-femme de Graceffa et son associé Thomas Marcantonio sont aussi propriétaires.
L’avocat a représenté Belhassen Trabelsi, beau-frère de l’ancien dictateur tunisien Zine el-Abidine Ben Ali, quand il a fui au Canada. La GRC a perquisitionné son cabinet en 2011, rapportait La Presse à l’époque. La police cherchait des documents démontrant qu’il avait caché l’argent de Trabelsi.
Graceffa concède en interrogatoire qu’il savait que Kattan avait été perquisitionné dans une enquête de blanchiment d’argent.
« Ma compréhension, c’est que le gouvernement a fait des recherches et n’a rien trouvé », dit-il.
Me Poplaw lui demande ensuite s’il a fait d’autres vérifications au sujet de son partenaire. « Non », reconnaît Graceffa.
Dans les années 1990, Kattan a eu un autre client douteux : le narcotrafiquant américain Tico Rodriguez. En 1993, l’avocat a acheté pour lui un luxueux centre commercial de Westmount, le Complexe La Source, avec les profits de la drogue, rapportait The Gazette en 1995.
En interrogatoire, Graceffa explique qu’il a connu Kattan en tant que voisin, dans la prestigieuse rue Maplewood de l’arrondissement Outremont. « C’est un ami d’affaires », dit-il.
L’ex-PDG assure que la résidence King David est son seul investissement avec lui.