NOUS, humaines : donner la parole à des voix souvent réduites au silence
Préadolescente, en cachette de mes parents parce que c’était une émission pour adultes, j’écoutais Jasmine, la télésérie de Jean-Claude Lord.
Chloé Savoie-Bernard
Linda Malo, métisse comme moi, y interprétait une policière engagée alors qu’un jeune noir venait d’être tué par des policiers. Je me souviens encore de la sensation de voir à l’écran une femme qui me ressemble aux prises avec des problèmes qui, je le préssentais, seraient similaires à ceux que je devrais moi-même affronter.
Vingt-cinq ans plus tard, force est de constater que Jasmine n’a malheureusement rien inventé: les meurtres de personnes racisées commis par la police sont légion. Nos corps à nous, les personnes non blanches, sont plus visibles, et plus suspects que ceux des autres. Je le sais depuis toujours, parce que mes frères se font encore accoster par la police sans aucune raison. Parce qu’il m’est arrivé plus d’une fois de me faire talonner dans une boutique, parce qu’on craignait que je commette un vol à l’étalage. C’est pourquoi, lorsque la version québécoise de la série américaine Brooklyn Nine-Nine est sortie au Québec, cet automne, et que les deux actrices d’origine latinoaméricaine de la distribution originale, Stephanie Beatriz et Melissa Fumero, ont été remplacées par deux comédiennes blanches, moi et bien d’autres personnes avons reçu cet effacement de façon douloureuse. Nous effacer, d’une série judiciaire de surcroît, est un choix politique.
Voilà pourquoi j’ai voulu donner la parole, ici, à des voix souvent réduites au silence. À Tatiana Zinga Botao, actrice, Eunice Bélidor, commissaire, et Yara El-Ghadban, écrivaine, j’ai demandé comment, dans le domaine des arts, on reproduit parfois des violences envers des personnes racisées. Et aussi, comment l’art peut baliser des voies de sortie devant le racisme.
Tatiana Zinga Botao : raconter son histoire
Tatiana Zinga Botao a collaboré avec Robert Lepage, Olivier Kemeid, Anne Émond. Née à Kinshasa, au Congo, et élevée à Bruxelles, c’est pour faire un stage à l’ambassade de la Belgique, dans le cadre de sa maîtrise en journalisme, que Tatiana Zinga Botao emménage à Montréal. Elle décide alors de passer des auditions au Conservatoire d’art dramatique, «naïvement», dit-elle, et est retenue. Ses études se déroulent bien, mais une fois diplômée, en 2014, c’est le choc. Elle est rarement convoquée aux auditions et obtient encore moins de rôles. Elle essaie de perdre son accent européen pour prendre l’accent québécois. À Montréal, sans sa famille, avec un réseau fragile, elle se sent très isolée. Cet isolement se reproduit aussi dans les processus d’audition qui forcent les actrices noires, aux physiques pourtant très différents et aux couleurs de peau aux mille déclinaisons, à compétitionner les unes contre les autres pour un seul rôle. Pourquoi ne pourrait-il pas y avoir plus qu’une seule personne noire dans une émission de télévision? Pourquoi une actrice noire ne pourrait-elle pas jouer un rôle qui n’a pas été écrit spécifiquement pour une actrice de la diversité? s’interroge Tatiana. Elle ajoute: «La chose qui me blesse le plus au monde, c’est lorsqu’en audition, on mentionne “ethnie acceptée”. C’est comme si on disait “chien permis”.»
Puis, à un moment donné, Tatiana cesse de chercher à se mouler aux désirs des autres. Dès lors, paradoxalement, des portes s’ouvrent: «Le déclic, c’est quand je n’en ai rien eu à foutre. C’est quand je me suis dit que oui, je suis noire, que j’aurai toujours cette shape-là, que je vais toujours parler comme ça et que j’aurai toujours une grande gueule.» Tatiana s’est aussi mise à multiplier les projets qui visent à consolider des solidarités. Elle a créé, avec la comédienne Sharon James, le collectif Elles, qui a pour mandat de faire rayonner des artistes afro-québécoises. Avec Philipe Racine et Lyndz Dantiste, elle a cofondé la compagnie de théâtre La Sentinelle, qui promeut le travail de personnes non blanches. «J’ai grandi dans un monde où je ne me trouvais pas représentée. Je me suis dit que ceux qui grandissent et qui me ressemblent n’allaient pas encore vivre ça.» Elle renchérit: «Je ne veux pas juste faire de l’art pour faire de l’art. Je veux en faire parce que je ne me suis jamais vue, parce qu’on ne m’a jamais raconté mon histoire.»
Yara El-Ghadban : tendre des passerelles
Nouer des relations est aussi au coeur de la pratique de Yara El-Ghadban, qui multiplie les occasions de créer des passerelles entre les gens. Après un doctorat en anthropologie à Montréal et plusieurs années d’enseignement, elle décide de quitter l’université, qu’elle trouve raciste et sexiste. «Je pensais que je pouvais agir sur la société à partir de l’université et j’ai compris que non», dit-elle. Agir sur la société, elle souhaite le faire aujourd’hui par la littérature. Yara affirme que ses «choix littéraires sont toujours guidés par des choix sociaux et politiques très clairs». Elle écrit des romans avec force sensibilité, musicalité et poésie. Dans son dernier, Je suis Ariel Sharon (2018), elle donne la voix aux femmes qui ont entouré le premier ministre israélien.
Yara est née à Dubaï et est d’origine palestinienne. Elle arrive à Montréal à 13 ans, après avoir vécu avec sa famille dans plusieurs pays, dont le Yémen et l’Argentine. De son travail d’écrivaine, mais également de chroniqueuse à la radio, Yara dit: «J’essaie d’être là où les gens ne m’attendent pas. S’ils veulent que je parle de diversité, je vais leur parler de diversité, mais pas comme ils pensent. Si les gens s’attendent à ce que je leur parle de politique, je vais leur parler d’amour.» Yara publie ses livres chez Mémoire d’encrier, une maison d’édition dirigée par Rodney Saint-Éloi, qui milite pour abattre les frontières par la littérature. De pair avec Rodney, elle dirige l’Espace de la diversité, un organisme à but non lucratif qui s’attèle à «créer des passerelles » dans le monde de la littérature. Il accompagne notamment de jeunes artistes dans leurs projets. Yara explique: «Souvent, ces jeunes vont exercer leur art dans leurs milieux, leurs quartiers, mais ça reste dans un monde parallèle. On n’a aucune idée de l’existence de ces petits volcans-là pleins de talents et d’énergie, prêts à exploser. Il faut que des liens se forment entre ces jeunes et le milieu littéraire. Il faut dire à ce dernier: “Regardez, vous passez à côté de tellement de choses!”»
Réfléchissant à son rôle d’écrivaine, à sa position d’immigrante, Yara affirme: «J’ai une culture derrière moi que j’ai envie de partager. Je pense qu’il y a là-dedans des choses intéressantes pour le Québec. Le Québec m’a donné beaucoup: le français, les lacs, tout un paysage qui, pour moi, n’existait pas. Je vois ça comme un partage. Mais est-ce que vous allez accepter qu’il y a peut-être des choses que vous pouvez apprendre d’une personne réfugiée, d’une personne immigrante ou d’une personne qui a vécu la guerre? Je pense que la littérature permettra ça.»
Yara El-Ghadban me confie réfléchir beaucoup au don, à ce qu’on donne à travers l’art et qui doit aussi être reçu, à l’autre bout du spectre, par la personne qui lit, qui écoute, qui regarde. Une idée qui pourrait aussi interpeller, je crois, Tatiana Zinga Botao et Eunice Bélidor, qui cherchent dans leur pratique à élargir les préconceptions des autres, mais aussi à se faire recevoir au-delà de leurs identités multiples. Comme des artistes, comme des humaines.
Eunice Bélidor : persister pour prendre soin
Alors que c’est sur scène que Tatiana Zinga Botao aspire à raconter des histoires, c’est par des images que le fait la commissaire Eunice Bélidor, qui a choisi cette carrière parce qu’elle voulait «réunir des artistes et des oeuvres pour créer une ligne directrice, une histoire qui toucherait un public». Celle qui a travaillé quelques années dans un centre d’artistes à Montréal dirige aujourd’hui la prestigieuse Galerie FOFA, attachée à l’Université Concordia. Elle est la première femme noire à occuper ce poste.
Eunice raconte: «J’ai remarqué que dans mes cours d’histoire de l’art, il y avait des cours d’art asiatique, islamique, il y avait peu d’art autochtone, évidemment, et pas d’art africain, à moins de suivre un cours en option, tard le soir.» Pour sa maîtrise consacrée à l’art haïtien, elle part à Toronto: «Quand je suivais mon programme, on était une dizaine de personnes qui venaient de partout au
Canada. Moi, j’étais la Québécoise. Quand je suis revenue à Montréal, je n’étais la Québécoise pour personne, j’étais la fille noire qui n’avait pas rapport dans les arts. J’étais une anomalie.» Être partout «la fille noire», Eunice s’en lasse un peu parfois. Si elle souhaite promouvoir la diversité, elle aimerait être abordée pour d’autres raisons, notamment son amour de la mode. «Je rêve d’écrire pour le Vogue», dit-elle. À bon entendeur...
Dans son premier emploi en arts visuels, Eunice se rend vite compte, avec déception, qu’elle est un «token hire», c’est-à-dire qu’elle est engagée parce que l’organisme veut se donner un vernis de diversité. Elle y subit du harcèlement psychologique et des épisodes racistes qui la poussent à déposer une plainte à la Commission des normes du travail, où elle finit par obtenir gain de cause. Elle dit s’être obstinée à conserver son poste malgré l’atmosphère de travail toxique qui y régnait, parce qu’elle ne voulait pas qu’un système déficient ait raison de ses aspirations. Aujourd’hui en poste à Concordia, l’une de ses ambitions est justement de chercher à créer un environnement de travail sain pour toutes et tous: «C’est mon cheval de bataille de prendre soin des artistes racisés et marginalisés. C’est bien beau de leur donner une exposition, mais si on n’encadre pas leur présence dans la galerie comme une collaboration, on les utilise comme des produits qu’on jette quand on a terminé.»