Pourquoi on complimente toujours (et parfois trop) les photos de nos amies sur les réseaux
On exagère? Vous les voyez aussi, tous ces commentaires grossis, gonflés d’amour, trop insistants sous les photos et les statuts des filles, sur les réseaux sociaux? «Wowwwww kell beauté», «Plus belle fille de la terre», «Comm t parfaite de mm!!!!», «Troooppp belle», « !!!!!!!!!!!!».
Léa Stréliski
Ainsi va le langage «des internets». Peut-être surtout celui des jeunes filles? Elles se font parler ainsi et elles se parlent comme ça entre elles. D’où vient ce besoin d’en rajouter, d’amplifier, de s’assurer de faire mousser ce qu’on veut dire? Pour exprimer de la joie, tout simplement? Pourquoi badigeonner l’autre d’une épaisse couche de compliments? Pour se rassurer entre nous? Pour s’assurer que les copines sont emmitouflées dans la ouate de l’estime personnelle? Pour les protéger?
«On le voit sur Internet, mais j’observe la même chose dans le monde concret», remarque Nellie Brière, conférencière et consultante en communications numériques et réseaux sociaux. Nellie se tient professionnellement avec des ados depuis 25 ans. Elle va leur parler dans les écoles, leur sert de conférencière, de confidente, de guide... Nous avons longuement parlé d’eux. Parce que je m’apprête à en élever trois dans quelques années, je fais des réserves de conseils, comme une fourmi prévoyante. «C’est comme si les adolescentes avaient besoin de ce safe-space. On est constamment contrôlées partout: dans les lieux publics, dans notre image...L’amitié entre filles devient donc une zone de bienveillance. C’est volontaire, parce qu’on a besoin de ce soutien-là.»
N’empêche: tout le monde se souvient qu’au secondaire, ça jouait dur, chez les filles. Que l’ambiance toxique était loin d’être une simple affaire de gars. «Les filles se protègent en exagérant les compliments. C’est un marqueur relationnel. Tu traces ton territoire en montrant et en disant à tout le monde à quel point une telle est ton amie.»
Ah, oui, on se tient ensemble. On se crée une enveloppe de papier bulle en s’envoyant des émojis et des points d’exclamation. Cette habitude ne crée-t-elle pas un monde superficiel? Un langage qui, au fond, est basé sur la peur? La peur de perdre l’autre? Un langage qui veut protéger, sugar-coater, mais en lequel je n’ai pas confiance. Je m’inquiète pour mes jeunes nièces que je vois sur Instagram. Je les vois se prendre en photo avec des copines et recevoir à la pelle des commentaires d’amis.
À 15 ans, si j’avais eu Instagram, ma vie aurait été un long fil de photos où j’aurais fait des moues en suppliant l’univers de me trouver belle. J’aurais vécu entièrement pour ça. Jusqu’à m’y perdre.
Boosting de groupe
Georges Tremblay, psychothérapeute et spécialiste en éducation affective, qui me connaît depuis que j’ai à peu près cet âge-là, confirme ce que je crains: «C’est une drogue. C’est un phénomène de boosting de groupe, et ça devient une sorte de dépendance. Les filles sont ensemble, elles s’aiment et se trouvent belles. C’est d’une très grande importance. Quand elles restent là-dedans, elles tombent dans un aveuglement. Mais souvent, mes clientes qui manifestent ce besoin ont été blessées par leur famille. Il y a eu une absence de posture empathique du parent vis-à-vis de l’enfant. Le jeune ne s’est pas vu dans les yeux du parent.»
Ouch. Combien de gens peuvent se reconnaître dans cette affirmation? Je ne sais plus si ça me tente, finalement, de creuser pour trouver ce qui se cache derrière l’abus de l’émoji de feu.
«Moins on est intime avec soi-même, plus on va se tourner vers des pratiques qui nous donnent ce que j’appelle des “effets bonbon”.» On s’éloigne des ados, là... Qui n’a pas ce besoin dans la vie? Qui n’a pas besoin de se créer un environnement qui le valorise? Peut-on vivre autrement ou est-on condamné à se créer un avatar virtuel qui, au fond, est un mensonge?
Comment se sevrer de cette drogue? Georges réfléchit. Puis, sans hésiter, il enchaîne: «Quand mes clientes sont en thérapie et qu’elles entrent à l’intérieur d’elles-mêmes, qu’elles touchent à leur traumatisme, elles s’aperçoivent que du coeur de leur blessure est née une identité de surface qui surfe sur la vague. Mais elles ne sont pas en relation avec elles-mêmes. Le jour où elles se réunifient, qu’elles se retrouvent en dedans, il y a une communion de la personne, du cerveau, du coeur et de l’affect. Elles n’ont alors plus besoin de cette drogue.»
Wow. Aussi simple que ça. Mais ça exige des années de thérapie. Des années à comprendre ce qui nous a fait mal. Des années à plonger au coeur de notre identité et à travailler comme un ver à soie pour se tisser un sens. Je repense à mes enfants. Qui seront bientôt ados. J’écoute Nellie me parler de la jungle que je découvre. «Les jeunes ont changé d’attitude, depuis toutes les années que je fais ça.» Elle me dévoile un monde où les ados sont habitués à ce que tout ce qu’ils font en public, à l’école, chaque question posée, chaque geste déplacé, chaque coup de gueule, chaque gaffe, soit potentiellement filmé à leur insu.
Je me mets à vouloir respirer dans un sac; je me dis que moi aussi, dans un contexte pareil, j’enroberais ceux que j’aime d’émojis de feu, ne serait-ce que pour m’assurer que je ne suis pas toute seule.
L’importance des proches
Depuis la pandémie, je n’ai jamais été aussi sûre que les liens que nous entretenons avec nos pairs – parents, enfants, amis... – sont d’une importance primordiale. En gros, je suis maintenant prête à dire que c’est même tout ce que j’ai. Ces liens qui nous unissent. Avec les filles, j’ai eu des amitiés parfois compliquées. Je me suis longuement méfiée des filles.
Jusqu’à récemment, je crois. La pandémie, l’incertitude extrême des premiers mois, cette fragilité qui nous rassemblait tous, ont fait tomber la méfiance. C’est comme si les barrières n’étaient plus nécessaires parce que le temps s’était mis à presser. Certaines amies, avec qui je pouvais ressentir des tensions ou des rivalités, avaient changé. Tout ça n’était plus là. Tout ce qu’il restait, c’était cette certitude que l’autre était importante. Plutôt que de toujours chercher à se ressembler, à finir par se comparer, tout à coup, on devenait un cercle de filles, on entretenait des relations à deux où l’autre était différente mais importante. Et surtout, je sentais en elles, même lorsqu’elles craquaient, cette grande force qui me rassurait.
Ma meilleure amie a traversé une bonne partie de la pandémie enceinte et a fini par accoucher au beau milieu de ce bordel. Comme une championne. Tout s’est bien passé. C’est une chose d’écrire dans sa fenêtre que ça va bien aller, mais quand tu vois que la terre gronde et que tu dois donner naissance au coeur d’un volcan, y a de quoi s’en faire.
La force féminine
C’est à cette force féminine que je nous souhaite d’accéder. Cette force silencieuse. Je la sens chez mes amies. Je les regarde se sortir d’angoisses insupportables. Je les vois relever leurs défis, et je me dis, sans qu’elles aient eu besoin de me le dire, que moi aussi j’en suis capable. C’est à ça que servent nos chums de filles. À nous rappeler, par ce qu’elles sont, que nous aussi, on est capables. L’ennui, c’est que ça, ce sont des relations sophistiquées, qui mettent du temps à éclore. À moins d’avoir été chanceuse, vous avez peut-être commencé, au secondaire, avec des amitiés qui ne vous faisaient pas ressentir ce niveau de sécurité. Peut-être qu’à cette époque (ou encore maintenant), vous étiez déjà prisonnières de relations fausses. Qui vous obligeaient à chercher perpétuellement à plaire. À dire la bonne affaire, à vous habiller avec le bon linge, à sortir avec le bon gars... À être comme il faut.
Mais selon Nellie, tout n’est pas noir. La génération d’ados qui vient de passer a certes été lancée dans le monde sans filet du langage des applications, entourée d’adultes dépassés, mais la conférencière voit que des moyens de défense s’organisent. «Il y a de l’espoir. Il se forme une réflexion, des initiatives pour développer la pensée critique, l’autonomie... Les nouvelles générations seront mieux outillées en matière de thérapie numérique et d’accompagnement.»
Après, c’est peut-être à chacun d’entre nous de surveiller son langage et ses liens. Ne serait-ce que pour inspirer à distance les plus jeunes. Nos relations superficielles et les mots exagérés qui les accompagnent,
Georges Tremblay les voit comme «un rituel de passage». «Ça peut aider. Si tu plonges dans la mer à 240 pieds de profondeur, tu ne remontes pas à la surface d’un coup sec. Ça ne marchera pas. Il y a des paliers de décompression à respecter. Je ne suis donc pas prêt à dire que ce rituel est inutile. C’est souvent un pas entre la famille que tu as connue et la femme libre que tu deviens.»
Je mets un bel émoji de feu à ça. Si je veux, j’en mets même deux.