L'huile de patate frite usée, prisée des voleurs pour la fabrication de biocarburant
Anne-Sophie Poiré
Avec la flambée du prix du pétrole, l’huile de friture usée, utilisée pour la fabrication de biocarburant, est de plus en plus prisée par les recycleurs...et les voleurs. En un an, sa valeur a bondi de 80% sur les marchés boursiers.
Une enquête publiée en novembre dans le Wall Street Journal révélait que le trafic d'huile usagée serait plus lucratif que celui du crack à New York. Le produit coté en bourse se vendrait jusqu’à 1868 $ la tonne, selon l'agence Fastmarkets The Jacobsen.
«L’huile de friture n’est plus considérée comme un déchet depuis les dix dernières années. Il y a 5 ans, le prix pouvait atteindre 800 $ la tonne. C’était déjà beaucoup, mais aujourd’hui, c’est énorme. Ça devient [presque] trois fois plus intéressant», signale le directeur scientifique pour le laboratoire de recherche en chimie verte Kemitek, Alain Tremblay.
Pourquoi cette soudaine hausse des prix? L’«or liquide» est très recherché pour la production de biodiésel.
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«Il est facile de transformer de l'huile végétale pour qu'elle puisse être utilisée par les moteurs diésel», soutient le professeur et chercheur à l’Institut de recherche en biologie végétale de l’Université de Montréal, Frédéric Pitre.
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«Les biocarburants sont considérés comme une énergie de transition, par exemple dans les transports, jusqu'à ce que les moteurs utilisant des combustibles fossiles soient remplacés par des moteurs électriques.»
Mais pour le fabriquer, encore faut-il mettre la main sur la matière première.
Deux solutions s’imposent. Se procurer l’huile de friture usée auprès d’une entreprise légale de récupération ou d’un restaurant, par exemple, ou la voler directement aux établissements.
«Ce n’est pas l’El Dorado faire ce recyclage parce que les compagnies doivent payer pour l’huile usée», souligne M. Tremblay. «Mais si on vole la matière première, ça devient pas mal plus intéressant.»
Une manne pour les voleurs
Le Pub Phoénix de Sainte-Julie en sait quelque chose. Au moins deux fois par année, son réservoir d’huile de friture usagée cadenassé à l’extérieur se faisait entièrement vider par des cambrioleurs.
«Ils venaient la nuit avec un camion style éconoline blanc loué. Ça coïncidait toujours avec les récoltes des cultivateurs, à la fin de l’été et au printemps», raconte la directrice de l’établissement, Marie-Josée Bélanger.
Impossible de savoir si les vols d’huile usagée ont augmenté dans les derniers mois puisqu’aucune statistique n’existe à ce sujet, prévient le lieutenant coordonnateur aux communications de la Sûreté du Québec (SQ), Benoit Richard, qui précise que ce délit n’est pas «inexistant» pour autant.
«On en entend parler depuis au moins dix ans, mais ce n’est pas un crime qui est grandement rapporté. Les gens ne s’en rendent pas nécessairement compte, les voleurs ne vont pas chercher l’huile en plein milieu de la journée», fait-il valoir.
Même son de cloche à l’Association Restauration Québec où le vice-président aux affaires publiques et gouvernementales, Martin Vézina, confirme que ce type de vol a commencé à apparaître en 2012 environ, avec l’émergence des biocarburants.
Ex-employée d’une petite entreprise de ramassage d’huile usagée à Montréal et sur la Rive-Nord, Jessica Dunn est très au fait de la situation.
«C’était, disons, très rentable», assure-t-elle. «Alors c’est sûr que les restaurants qui ne mettaient pas de cadenas se faisaient voler, et même ceux avec des cadenas se faisaient voler. Ce n’est pas très dur de briser un cadenas.»
Prix du pétrole
Depuis un an, la valeur de l’huile usée a bondi de 80% sur les marchés boursiers. Une autre conséquence de l'explosion du prix du brut.
«Ça traque un peu le prix du pétrole», explique le chimiste Alain Tremblay. «Plus le prix des carburants augmente, plus il devient intéressant de faire du recyclage [d’huile de friture usagée].»
La Russie étant un important producteur de pétrole pour les pays européens, les sanctions imposées à l'économie du pays depuis l’invasion de l’Ukraine le 24 février ont fait monter en flèche le prix du carburant partout sur la planète.
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Le pétrole a connu une hausse de 36 % depuis le début de l’année, ce qui semble stimuler l’engouement pour la fabrication de biocarburant, soutiennent les experts interrogés.
«Quand le prix de l’essence augmente, ça incite à trouver des solutions moins chères», résume Sylvain Charlebois, directeur du Laboratoire de sciences analytiques en agroalimentaire de l’Université Dalhousie en Nouvelle-Écosse.
Mardi, l’essence se vendait en moyenne 183,9 $ le litre au Québec.