Devant quitter son couvent à 85 ans, Soeur Angèle vit dans l’incertitude
Michèle Lemieux
L’année 2023 est à marquer d’une pierre blanche pour sœur Angèle qui célèbre ses 65 ans de vie religieuse, ses 67 ans au Québec et ses 85 ans de vie. Tous ces anniversaires sont l’occasion de faire le tour de sa vie bien remplie, faite de joies, mais aussi de chagrins. Que ce soit à travers la douleur de l’immigration, l’engagement religieux ou le cancer colorectal, elle a su trouver un sens à tout ce qu’elle a vécu. Toujours active au sein de sa fondation, notre sœur bien-aimée continue de se dévouer pour les autres... et à faire confiance à son Créateur!
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Soeur Angèle, puisque la maison mère des Soeurs du Bon conseil est à vendre, que vous réserve l’avenir?
La maison mère est à vendre, et nous espérons qu’elle servira à une oeuvre. Le 26 avril 1923, ce sera le 100e anniversaire de la communauté. Il y a des changements à l’horizon. Beaucoup de communautés ont subi le même sort. J’y vois un signe de détachement. Même si rien ne nous appartient, nous devrons nous détacher de notre milieu.
Ressentez-vous un peu d’inquiétude?
Non. Il ne faut pas s’inquiéter. Chaque matin, le soleil se lève quand même. Quand on m’a amenée visiter la résidence où les soeurs malades seront installées, je suis ressortie de la chambre et j’ai dit: «Même si j’ai 85 ans, je suis encore en forme. Si vous voulez que je fasse une dépression, ça serait la bonne façon...» Alors actuellement, on ne sait pas encore ce qu’on fera avec moi. Pour le moment, je vais peut-être rester encore un an dans ma maison. Après, on verra.
Pourquoi avoir quitté votre terre, votre pays, votre famille à l’âge de 17 ans?
Au départ, je devais aller apprendre l’allemand et le français en Suisse. La culture, c’était très important pour ma mère. Le jour de mon anniversaire, j’ai reçu deux lettres: celle de ma marraine en Suisse et celle de ma jeune soeur, qui vivait à Laval, et qui était enceinte de son quatrième enfant. Je me suis demandé ce que je devais faire... J’ai montré les lettres à mon père. Il ne voulait pas que je parte, car il avait besoin de moi. Alors le soir, les yeux fermés, j’ai glissé les lettres sous mon oreiller. Je me suis dit que la première qui toucherait ma joue au réveil déterminerait ma destinée. C’est comme ça que j’ai pris la décision de venir au Québec. J’en ai parlé à ma mère, qui n’était pas d’accord, mais elle a fini par dire à mon père qu’il valait mieux qu’il aille signer les papiers pour que je puisse partir — puisque j’étais mineure —, sinon ils briseraient peut-être mon avenir. Ç’a été un moment difficile. J’ai préparé ma petite valise... (Soeur Angèle s’arrête, émue.) Ma mère s’est mise à pleurer. J’ai quitté la maison à 17 h et je l’ai entendue crier, du haut du vignoble, qu’elle n’allait plus jamais me revoir... C’est terrible... Je suis partie, seule.
Devoir tout quitter vous a-t-il imposé un grand deuil?
C’était comme si quelqu’un m’avait arraché le coeur. Comme si je venais de mourir et de renaître sous une autre forme. À mon arrivée, j’ai fait mille et une choses: les mariages par correspondance, l’aide aux Italiens qui arrivaient au Québec... J’ai écrit à mes parents que, s’ils voulaient venir, il y avait beaucoup de place ici. Quinze jours plus tard, je recevais les certificats de naissance de toute ma famille. Je n’avais pas de maison, j’étais chez les sœurs. On m’a dit que, pour faire venir ma famille, il fallait que j’aie suffisamment d’argent pour la faire vivre pendant un an.
Comment avez-vous réussi ce tour de force?
Tous les soirs, je repassais les sarraus des docteurs à l’Hôpital général. Je faisais des ménages dans les maisons. Je donnais des cours de cuisine aux nouveaux arrivants. J’emballais des paquets chez Steinberg. Je me suis présentée à l’Immigration en disant que j’avais suffisamment d’argent. On m’a demandé qui j’avais volé... J’avais tout gagné à la force de mes bras! À Noël, ma famille est venue me rejoindre. J’avais trouvé une maison avec un jardin à Laval et je l’avais meublée. Je me disais que, sans jardin, ma mère allait mourir. J’ai décoré la maison et mis de la musique pour leur arrivée. J’ai monté une belle table et j’ai acheté la plus grosse dinde de l’épicerie. Ma mère n’en avait jamais vu... Ils étaient tous assis à table et ils pleuraient... (Sœur Angèle peine à retenir ses larmes.)
Ç’a été un grand déracinement, sœur Angèle...
Les gens ne savent pas ce qu’est l’immigration. Tu n’as plus d’amis, tu ne parles plus ta langue et, surtout, il y a la manière dont les gens te voient: tu es «spécial». Tu as vécu ta vie en Italie, tu as vécu la guerre, et tu viens au Québec, tu changes ton nom, tu changes tes habitudes et tu amorces une autre vie. Quand j’ai décidé d’entrer au couvent, j’ai encore changé de vie. C’est au Québec que ça s’est dessiné. Comme je parlais italien, j’ai été désignée pour accueillir les immigrants italiens. Je voulais aider. Aider l’autre. L’accueil des immigrants, c’est si important.
Avez-vous déjà remis en question votre engagement religieux?
Non. J’ai dit oui et ç’a été réglé. Je ne me suis jamais demandé si j’étais à ma place ou non. J’ai mis mon énergie ailleurs. Depuis, j’ai été au service des autres. Même si parfois il y avait des gens qui n’étaient pas gentils avec moi...
Que voulez-vous dire?
Quand tu es immigrante un jour, tu es immigrante toujours. Les immigrants sont chez eux, mais ils seront toujours des immigrants. Quoi que je fasse, je reste «l’Italienne». Je suis la «p’tite Québécoise», mais l’Italienne ressurgit toujours. Ce n’est pas un déshonneur, mais ça me rappelle que je suis d’ailleurs. Il en sera toujours ainsi. On dit de moi que je suis «spéciale», car je suis italienne. Alors on devient des «spéciaux» dans les yeux des autres. Tu as beau avoir tout donné, tu restes «spéciale»... Et qui qu’on soit, d’où qu’on vienne, c’est l’humour qui sauve tout.
Vous aurez 85 ans en août. Est-ce une grande étape?
C’est une année d’abandon, de détachement. Ça fait 65 ans que je fais partie de la communauté. Je vis dans une petite maison à côté de la maison mère. Ce n’était pas acquis, c’était en attendant. Cela m’a permis de faire mûrir une certaine solitude. Nous sommes dans un temps de solitude. Je suis solidaire de tous ceux qui la vivent. Dès mon réveil, je remercie: je suis en vie, je peux encore rendre service.
Que symbolisent ces 85 ans pour vous?
Je me dis qu’il m’en reste probablement moins à faire que ce que j’ai fait. Quelque chose d’autre m’attend. Je le sais. Ça fait grandir de l’intérieur. J’ai la santé pour répondre à ce que le Seigneur me demande.
Comment va votre santé, justement?
J’ai eu de gros ennuis de santé. J’ai eu le cancer, comme tout le monde. J’ai eu la covid, comme tout le monde.
Vous en avez traversé des choses, notamment un cancer colorectal...
Je m’étais tellement abandonnée que même si j’étais partie, il n’y aurait eu aucun souci.
Vous n’avez pas peur de mourir?
Non. Pas du tout. Le médecin qui m’a opérée était inquiet. Je ne sais pas si on m’a donné trop d’anesthésiant, mais je ne me réveillais plus... (rires) Le cardiologue, qui ne venait jamais dans la salle d’opération, est arrivé d’on ne sait où et il m’a réanimée.
Votre heure n’était pas venue...
Tu vois comme c’est fort! Il y a toujours des signes d’espérance... Quand ton heure n’est pas venue... Je me suis dit que le Québec avait encore besoin de moi. À 85 ans, quand on se lève le matin, on peut chercher où on a mal. Mais moi, le «mal où», je ne veux rien savoir! Ça prend de la volonté.
Êtes-vous toujours aussi active au sein de votre fondation?
Oui, la fondation sert à aider les jeunes dans la cuisine afin qu’ils gagnent leur vie. Ça me tient à cœur, car si dans notre société on mange bien, on va vivre longtemps et en bonne santé. Je me dis que ma mission doit être importante. Un jour, un cultivateur m’a appelée pour me dire qu’il me faisait livrer une tonne de tomates... Une tonne! Ça me prenait des pots Mason de 1 litre. J’avais deux gros chaudrons de sauce tomate sur le poêle quand le téléphone a sonné. C’était un chef qui devait vider rapidement son garage... Il m’a apporté tous les pots dont j’avais besoin! La vie m’a apporté les tomates... et les pots! Pendant la covid, avec le conseil d’administration, nous avons décidé de faire un don à la Table alimentaire. Comme c’était la covid-19, nous avons donné 100 000 $ à 19 banques alimentaires du Québec et un four à la Fourchette de l’espoir pour qu’ils puissent faire des repas aux personnes seules, de même qu’un appareil à sceller sous vide dans une école. Nous donnons des choses utiles. Nous avons aussi payé le cours d’hôtellerie à des jeunes qui n’avaient pas d’argent.
Qu’est-ce que cette contribution vous apporte?
Des jeunes peuvent entrevoir leur avenir. J’ai moi-même eu cette chance. Parfois, à cause d’un manque d’argent, ils ne peuvent pas vivre leur passion. Avec la fondation, j’ai le sentiment d’être à la bonne place. C’est ma destinée, c’est ma mission.
Vous avez choisi, pour vos 85 ans, d’effectuer un retour aux sources en Italie. Pourquoi cette démarche?
J’irai en Italie, peut-être pour la dernière fois. Ceux qui veulent venir avec Rosette Pipar et moi-même sont les bienvenus. Nous allons visiter la Vénétie, la route du Prosecco, Vérone, la Lombardie, Modène, Padoue. Ça me touche beaucoup. C’est quand même toute ma jeunesse. J’ai vécu des choses graves, entre autres, la guerre. J’ai encore des images en tête. C’est un moment qui m’a marquée avec sa souffrance et son injustice. J’ai toujours prétendu qu’on ressort de la guerre fou, mort ou fort. Je pense que le Seigneur m’a donné la force de passer à travers bien des choses que je n’aurais peut-être pas été capable de traverser seule...
On s’informe sur la Fondation Sœur Angèle au www.facebook.com/fondationsoeurangele/. On peut se procurer le fromage et les cretons à son nom dans les épiceries. Pour participer à son voyage en Italie, on réserve au spiritours.com/produit/italie-du-nord.