Cœur de pirate se livre sur son arrivée à La Voix et fait un retour sur sa carrière
Philippe-Audrey Larrue-St-Jacques
Qui est-elle? C’est une question que nous avons arrêté de nous poser. Parce que depuis 10 ans, ses chansons, somptueuses tempêtes, s’immiscent paisiblement dans nos têtes. Depuis 10 ans, sa poésie nous expose les recoins les plus intimes de sa vie. Depuis 10 ans, elle se confie en toute transparence à quiconque s’intéresse à elle. Depuis 10 ans, elle appartient à nos vies.
Que savons-nous? Qu’elle se surnomme Cœur de pirate. Qu’elle est cette talentueuse parolière qui transforme sa vie en mélodies. Qu’elle irradie sur scène où les frontières de la pudeur lui sont inconnues. Et quiconque l’a vue en concert sait qu’elle ponctue ses prestations de plaisanteries, s’offrant entièrement aux spectateurs accourus des quatre coins du Québec et de la France pour l’écouter. Mais Cœur de pirate la flamboyante n’est pas Béatrice Martin. Enfin... pas totalement.
Sans prétention
Certains artistes affirment leur succès avant même d’être reconnus. On devine à leur attitude et à leurs manières que nous devrions nous sentir redevables de leurs faveurs et qu’ils méritent les extravagances qu’ils exigent, même si c’est rarement le cas. Béatrice n’est pas de cette lignée-là.
Elle arrive au café où je lui ai donné rendez-vous modestement vêtue d’un jean et d’un t-shirt noir, et me demande aussitôt: «Pourquoi on ne prendrait pas une marche? C’est très révélateur, les marches. Plus que les cafés. Déjà, tu sais si la personne est en forme...» À la vérité, j’adorerais, mais justement, je ne suis pas en forme ce jour-là, et ma toux m’exempte d’un quelconque effort physique.
J’observe la femme que j’ai devant moi. Une femme à l’allure sobre, aux gestes délicats et à la pensée raffinée qui n’évoque jamais la quantité de récompenses reçues et de disques dorés tapissant les murs de son studio. En fait, rien chez Béatrice ne laisse deviner l’immensité du succès et du poids qui, parfois, repose sur ses épaules.
La haine
Qu’on ne s’y trompe pas. «Aucun chemin de fleurs ne conduit à la gloire», disait Jean de La Fontaine. Celle qui commande un simple chocolat chaud «parce que je ne sais pas trop pourquoi, j’en bois souvent ces temps-ci...» est une force de la nature ayant parcouru les chemins les moins fleuris qui soient.
Ses prises de position féministes, ses déclarations dans les médias ou son coming out ont fait d’elle la cible d’insultes et d’invectives comme peu d’artistes en ont essuyé. «C’est facile d’avoir une opinion sur les gens connus... Et quand tu es une fille, tu t’en prends plus dans la gueule que si tu étais un gars. Mais je n’ai jamais baissé les bras. Jamais», explique-t-elle candidement en soufflant sur son chocolat trop chaud.
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Son flegme fait oublier les commentaires au vitriol l’accusant d’être une chanteuse ratée, une fille capricieuse, une mère disgracieuse... Face à ces mots, comment ne pas être anéantie? «Je sais qui je suis. Mais surtout, je veux être un bon exemple pour ma fille. Si tu crois fondamentalement en ce que tu es, tu n’as pas à croire ceux qui te haïssent. C’est vrai que c’est dur de ne pas être bousculée par autant de haine, mais je n’ai pas le choix. Par respect pour moi-même et ceux que j’aime.»
Je pense alors à la célèbre maxime de Kanye West (ou était-ce de lui?) selon laquelle ce qui ne tue pas rend plus fort. «Dans mon cas, quand ça ne me tue pas, je dois revenir. Parce que oui, devenir plus fort, c’est bien. Mais revenir est un message encore plus puissant.»
La Voix
Est-ce pour cette raison qu’elle a accepté le rôle de mentor à La Voix? Regardée hebdomadairement par plus d’un million et demi de téléspectateurs, l’émission touche un large public parmi lequel se trouvent assurément certains de ses détracteurs. Pourtant, elle n’a pas hésité une seconde avant d’accepter d’occuper un siège de juge, malgré le risque élevé de s’exposer à nouveau aux commentaires blessants.
«Les gens ont une image tellement fixe et précise de moi. Pour eux, je suis cette fille mélancolique. Et c’est correct, parce que ma musique inspire ça. Mais je n’ai pas peur. Et la réponse du public à la suite de l’annonce a été très positive. La Voix me permet de montrer une autre facette de ma personnalité. Tout est spontané, positif. Ça me permet de faire des blagues, d’être libre. D’être moi-même.»
Effectivement, quelques minutes passées avec Béatrice suffisent à constater qu’elle est bien loin de la mélancolie. Le sourire ne la quitte jamais, l’humour abonde et la bienveillance refuse de la quitter. C’est d’ailleurs ce qu’elle espère démontrer. «Je suis tellement contente de découvrir de nouveaux talents. Je vais tout faire pour les guider et les aider à se développer. Parce que je suis comme ça, je prends soin des gens qui comptent pour moi.»
Les rares invités chez elle à Noël et ceux qui l’accompagnent au quotidien témoigneront tous de sa générosité et de la délicatesse de ses attentions. En dépit d’un agenda perpétuellement comble, Béatrice ne rate aucun anniversaire et ne manque jamais d’utiliser les réseaux sociaux pour souligner la réussite de ses proches.
Nul doute qu’elle fera de même avec les chanteurs de son équipe. «C’est vraiment ce que j’aime de La Voix. C’est plus qu’un concours où tu juges des performances. L’émission sert surtout à révéler des artistes et à développer leur plein potentiel. J’ai hâte que le Québec rencontre les talents incroyables que j’ai découverts!»
En cas de tempête...
Grâce à ce nouveau rôle, on en déduit que Béatrice a retrouvé le goût de la musique, un temps perdu. Prisonnière d’un amalgame de déceptions, de fatigue et de blessures, elle songeait à renoncer définitivement à la chanson.
C’était en 2015. L’album Roses, à peine lancé, laissait poindre de nouveaux horizons. Le plus prometteur d’entre eux étant la découverte d’un public anglophone. Or, contrairement à deux premiers albums triomphaux, les espoirs nourris par ce troisième opus sont morts un à un. Béatrice, noyée dans les abysses du désenchantement, ne pouvait alors se remémorer cette phrase de Marcel Proust: «L’irrégularité est une des marques du génie.»
Les blessures, déjà vives, ont été aggravées par la douloureuse distance que la tournée a creusée entre elle et sa famille. Rongée par la culpabilité, Béatrice s’est convaincue d’un échec professionnel, mais surtout, personnel. L’époque était sombre. L’esprit orageux. Les yeux sans cesse humides. La musique n’était plus cet exutoire servant à canaliser ses peines pour l’en libérer. La musique était devenue source de peines et de douleurs. Sa voix, cette brise à travers les rosiers, ne devait plus résonner.
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Comme souvent, c’est le temps qui dissipa la noirceur et fit refleurir son jardin secret. En cas de tempête, ce jardin sera fermé était né. «C’est un album tellement libérateur pour moi», affirme-t-elle. Ne serait-ce que pour les critiques dithyrambiques et les trophées dont il a été auréolé, cet album d’une grave intimité est une victoire. La vraie victoire, cependant, ne se quantifie pas en étoiles dans les journaux ou en statuettes dorées. Elle est plus subtile.
Cet album de tempête, conçu alors que Béatrice laissait la musique et l’inspiration agoniser dans ses souvenirs, lui a permis de retrouver la parole. De retrouver, en fait, le goût de ce qu’elle aime et de ce qu’elle est, une auteure-compositrice-interprète. «Quand ça ne me tue pas, je dois revenir», on s’en souvient...
Plus de compromis
Mais pour que la création revienne, il lui aura fallu des remises en question, des prises de conscience et une définition claire de ses attentes pour mieux équilibrer sa vie. Désormais, les tournées seront écourtées, les activités publiques moins envahissantes. Sa famille et ses amis ne devront plus souffrir de sa carrière.
En fait, Béatrice ne fera plus de compromis. Aujourd’hui, elle s’accepte entièrement. Malgré ses défauts. Malgré ses erreurs. Malgré ses complexes. Ses passions, quitte à ce qu’elles blessent, elle les vivra pleinement. Sa musique, elle l’assumera totalement. «Avant, je stressais énormément au sujet de ce que les gens pensaient de moi. J’ai réalisé que je veux faire de la musique parce que j’aime ça, et je veux simplement profiter du plaisir que ça engendre.»
Consciente qu’une vague de jeunes chanteuses rallie un public proche du sien, elle refuse néanmoins de plonger dans la compétition, la comparaison et la peur. Au contraire, elle est simplement heureuse de voir apparaître ces artistes. «Quand j’ai commencé, c’était un autre monde, cette industrie. Premièrement, on ne peut pas imaginer les commentaires sexistes et misogynes que j’ai reçus à mes débuts. C’était totalement accepté, même par moi. Mais je me suis battue, les ai refusés et aujourd’hui... disons que ça ne passe plus. Deuxièmement, je n’avais pas une grande voix et j’étais un peu la seule. Me décomplexer a pris du temps. Alors quand je vois ces chanteuses-là s’accomplir librement, sans peur et sans complexe, je suis juste contente!»
Son public adoré
Visiblement, les dix glorieuses années qui viennent de s’écouler ne seront pas renouvelées sous le signe de la pression et de la désillusion, mais bien du plaisir et de la liberté. Comment entrevoit-elle cette prochaine décennie? Elle répond de manière évasive: «J’avoue que je ne sais pas trop. Je sais que j’aime la musique, je prépare un nouvel album et...» Elle prend alors une pause.
Son regard noisette tombe au fond de sa tasse. Visiblement, sa tête s’emplit de pensées qui la fragilisent. Elle lève doucement les yeux: «En fait, tant que les gens seront là, tant qu’ils voudront m’écouter, je serai là aussi. Je ne veux pas les laisser tomber. Ça fait dix ans qu’ils me suivent et ils sont toujours là. Je ne tiens rien pour acquis. Je sais que tout peut s’arrêter, mais j’espère juste qu’ils seront encore là dans dix ans. Quand je disais que je prends soin des gens qui comptent pour moi, ça inclut mon public. Il compte vraiment pour moi.»
La solennité de son ton ne laisse place à aucune interprétation. «La musique est peut-être l’exemple unique de ce qu’aurait pu être [...] la communication des âmes», disait Proust (encore lui). Les récents succès de Béatrice prouvent bien qu’elle sait nous parler, nous toucher. Ses récentes expériences nous démontrent qu’elle sait prendre soin de ceux qui lui importent. Ses récentes chansons (et leurs vidéoclips) confirment qu’elle assume son plaisir et son amour de la musique.
Alors, qui est-elle?
Elle est Cœur de pirate, une musicienne accomplie et désormais libre. Elle est aussi Béatrice Martin, une maman exemplaire, une amie loyale, mais surtout une femme assumée. Elle est et sera ce modèle d’entièreté.