Après deux ans de mesures sanitaires qui tapent sur la santé mentale, il faut penser aux jeunes
Anne-Sophie Roy et Gabriel Ouimet
Démotivation, fatigue, anxiété, troubles alimentaires... après deux ans de pandémie, c'est officiel, les jeunes étouffent. Une dizaine d’experts interrogés par le 24 heures sonnent l’alarme : le moral des jeunes est à son plus bas depuis mars 2020 et les conséquences vont se ressentir bien après la pandémie si on ne fait rien.
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«Je crois que nous sommes en train d’hypothéquer notre jeunesse pour les décennies à venir, décrie Jean-Sébastien Fallu, professeur agrégé à l’École de psychoéducation de l’Université de Montréal et chercheur régulier au Centre de recherche en santé publique.
«C’est à l’adolescence et au début de l’âge adulte, à travers les interactions avec les autres, qu’on construit notre identité sociale et nos habiletés interpersonnelles, affirme-t-il. On peut donc imaginer des catastrophes à plusieurs niveaux dans les prochaines années pour notre jeunesse.»
Les adultes de 18 à 24 ans sont ceux qui ont le plus de difficulté à s'adapter à la pandémie et représentent la plus grande proportion d’adultes à présenter des signes de détresse psychologique, selon un sondage mené par l’Institut national de santé publique du Québec (INSPQ).
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La détresse amplifiée «par dix»
L’organisme Tel-Jeunes, qui offre du soutien aux jeunes en difficulté au téléphone ou par clavardage, a été aux premières loges de cette détresse. Depuis mars 2020, le nombre de contacts (textos, clavardage et téléphone) a augmenté entre 20 et 30%.
«Après chaque point de presse, on voit toujours une augmentation des contacts pour ventiler ou parler de ce qui ne va pas», admet la coordonnatrice expertise et innovation de Tel-Jeunes, Myriam Day Asselin. Cette dernière estime pourtant que les jeunes se sont montrés très résilients au début de la pandémie.
«C’est lorsqu’il y a eu le premier confinement avec l’école à la maison qu'on a vu une baisse de motivation marquée chez les jeunes, de la déprime, de l’anxiété, un sentiment de solitude... C’est comme si la détresse s’intensifie à chaque étape et c’est ce qu’on observe encore aujourd’hui.»
Fait marquant : Tel-Jeunes a relevé une augmentation accrue du nombre de contacts provenant des garçons dans le portrait des deux dernières années.
«C’est majeur comme constat. Les gars sont généralement dans les stratégies d’adaptation : ils font du sport ou ils voient des amis. Là, c’est comme s’ils sont laissés à eux-mêmes», observe Myriam Day Asselin.
La solitude, amplifiée par la pandémie, a un impact direct sur la santé mentale et le bien-être des jeunes, affirme la conseillère scientifique à l’INSPQ et spécialiste de la solitude et l’isolement, Julie Lévesque.
«Avant même la pandémie, la solitude chez les jeunes était un enjeu majeur. Le passage du nid familial vers un appartement, le passage du secondaire au cégep, ce sont des périodes de transitions qui peuvent accentuer l’isolement et la solitude chez les jeunes. Dans la pandémie, ces facteurs-là ont été exacerbés par 10», déplore l’experte.
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Motivation «à terre» à l’école
Les profs, importants témoins de la vie des jeunes, remarquent chez leurs élèves et étudiants une baisse de motivation généralisée, de la fatigue extrême et de l’anxiété qui perdurent depuis mars 2020.
«La motivation est complètement à terre. Ils sont comme désemparés, admet Pierre Magloire, enseignant d’éthique et culture religieuse à l’école secondaire Jacques-Rousseau à Longueuil. La génération qui va sortir de ça, c’est une génération qui va avoir de la misère à réfléchir», avance-t-il.
À titre d’exemple, Pierre Magloire mentionne que son groupe d’élèves plus fort a eu une moyenne de 50% à la dernière étape. Généralement, ce chiffre se situe plutôt autour des 90%. «Ça, c’est depuis l’an passé», précise-t-il.
L’enseignant se dit aussi très préoccupé par les problèmes d’attention de ses élèves qui s’expliquent en partie par la dépendance à la technologie. Une situation qui ne date pas d’hier, mais qui est devenu un «grave problème» à son avis.
«Les élèves sont sous-stimulés, ils sont hyper dépendants à l'appareil, c'est infernal. Ça a une incidence sur leur mémoire et leur temps d'attention. Un cours de 75 minutes pour eux autres, c'est hyper difficile.»
Des élèves vont jusqu’à carrément omettre de faire leurs travaux par désintérêt, remarque Emma Vicuna, une enseignante de français et d’anglais au cégep de l’Outaouais.
«C’est une période très difficile où il y a beaucoup de découragement. Avant, quand je voyais que quelqu’un n’allait pas très bien dans ma classe, je l’approchais. Mais là, on n’a pas les moyens de les aider, on ne les voit pas», regrette l’enseignante.
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Même des étudiants très motivés avec des objectifs clairs sont au bout du rouleau. C’est ce que remarque Anne Croteau, enseignante de psychologie au Cégep de Sherbrooke auprès d’étudiants en techniques de soins infirmiers, qui bien souvent occupent en parallèle un emploi étudiant exigeant dans le réseau de la santé.
«À la fin [de la session], certains disaient : notre objectif, c’est [juste] de passer, on est vraiment fatigués», dit-elle.
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Des effets collatéraux à long terme
Si la pandémie est éphémère, les problèmes de santé mentale que développent certains jeunes le sont moins. C’est du moins ce que croit Dre Georgia Vrakas, psychologue et professeure au Département de psychoéducation à l’Université du Québec à Trois-Rivières.
«Ce qu’on vit en ce moment, c’est un trauma collectif qui va laisser des marques. Ç’a des impacts en ce moment, et il va y en avoir à plus long terme», explique-t-elle. Et à la différence des adultes, les jeunes ont peu d’expérience de vie et doivent composer avec une incertitude constante.
L’anxiété, la solide et la fatigue ne sont pas les seuls maux observés par les experts. La Dre Janick Coutu, psychologue spécialisée en troubles de l’alimentation, constate ni plus ni moins une «épidémie de troubles alimentaires».
L’image corporelle a été mise à mal par le fait de voir sa propre image sur un écran tous les jours, venant modifier la perception que certains jeunes avaient d’eux-mêmes. Par ailleurs, l’usage accru des réseaux sociaux pendant la pandémie aurait exacerbé la crainte de prendre du poids, selon la Dre Janick Coutu.
«Un trouble alimentaire est un problème de santé mentale qui peut avoir un impact majeur tout au long d’une vie», note-t-elle.
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Et il ne faudrait pas croire qu’on parle juste d’une mince tranche de la population. La plus récente étude Jeunesse de Léger relève que 69% des jeunes Canadiens «ont une santé mentale fragile» et qu'ils sont plusieurs à avoir déjà vécu une dépression importante (21%), des moments de dépression (39%) ou une période d’anxiété (48%), selon les résultats d’un sondage mené en octobre et novembre dernier auprès de millénariaux et de membres de la génération Z.
Mesures sanitaires : et les jeunes dans tout ça?
Ouvert, fermé, en virtuel, en classe : la valse pandémique des derniers mois a donné des maux de tête aux Québécois, et certains experts soutiennent que la jeune génération est la grande oubliée de cette crise.
«Les jeunes ne sont pas pris en compte», dit le professeur Jean-Sébastien Fallu. On peut demander à des jeunes de 18 ans de rester chez eux deux semaines, mais pas deux ans. Ça ne se peut juste pas.»
D’ailleurs, 50% des jeunes Canadiens estiment que les partis politiques ne représentent pas leurs intérêts, peut-on lire dans la dernière étude Jeunesse de Léger. Le sondage a de plus été réalisé quelques semaines avant l’imposition de nouvelles mesures sanitaires.
La psychologue Dre Georgia Vrakas, qui montre du doigt «l’incohérence et le manque de transparence» des conférences de presse de Québec.
«Les êtres humains ont besoin de savoir ce qui nous attend ou d'en avoir au moins une idée pour nous préparer. Mais là on ne sait pas trop. On est dans le néant. Un moment donné, l’anxiété monte, monte, monte et un sentiment d’impuissance se développe», explique-t-elle.
De son côté, l’enseignant Pierre Magloire dénonce l'approche «semi-paternaliste» du gouvernement du Québec en matière de santé mentale. La suggestion récurrente de François Legault d’appeler des proches pour prendre de leurs nouvelles en fait partie.
«C'est une forme de paternalisme: c'est comme de dire à une personne dépressive: "changes-toi les idées, voyons!" C'est une vision boomer. C'est vraiment une vision boomer», clame l’enseignant.
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En raison des mesures en yoyo des 20 derniers mois, Tel-Jeunes observe un découragement, voire une lassitude chez les jeunes.
«On leur a tellement demandé d’avoir espoir. Avec les nouvelles mesures, ça leur envoie le message que c’est la même chose que l’année passée», déplore Myriam Day Asselin.
Mais je crois vraiment en la résilience des jeunes. Il y a une prise de conscience de la jeune génération sur l’importance de demander de l’aide et de ne pas rester seul.»
Des profs trouvent des solutions
Les professeurs sont aux premiers rangs pour observer les conséquences des mesures sanitaires sur leurs élèves et étudiants. Et ils peuvent avoir tout un impact quand ils décident de se mettre en mode solution.
L'enseignante de psychologie au Cégep de Sherbrooke, Anne Croteau, explique que le stress et la solitude vécue par plusieurs élèves dans les derniers mois l’ont incitée à adapter son enseignement.
«Ils ont moins de concentration, donc on fait beaucoup plus d’exercices appliqués. Je les fais travailler en équipe pour qu’ils s’entraident et aient des contacts sociaux, même si c’est à distance, en petit groupe de cinq-six», détaille celle qui œuvre principalement auprès des étudiants et étudiantes en techniques de soins infirmiers.
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Comme elle voit également que plusieurs étudiants sont stressés par l’éventualité d’être malades au mauvais moment et de ne pas pouvoir se présenter à un examen, elle a décidé de revoir ses méthodes d’évaluations pour la session d’hiver à venir.
«Je suis en train de penser à mon plan de cours [pour la rentrée d'hiver], et moi, des examens, il n’y en aura pas : ça va être des travaux, des laboratoires, tout au long de la session. Ça ne sera pas obligatoire d’être en classe à des dates précises, parce que ça crée des reprises à n’en plus finir, de la surtâche pour les profs... il faut de la flexibilité, étaler les évaluations sur 2-3 semaines... il faut s’adapter, même si on est en classe», explique l’enseignante qui cumule plus de 20 ans d’expérience dans différents cégeps de la province.
Bien que les assouplissements du genre fassent partie des pistes de solutions évoquées par les étudiants que nous avons rencontrés, ils demandent aussi de pouvoir retourner à l’école en présentiel le plus rapidement possible et d’avoir un meilleur accès à de l’aide psychologique.
Il faut améliorer l’accès à l’aide psychologique
L’accès aux ressources d’aide psychologique est d’ailleurs un des points clés dans la prévention de la détresse chez les jeunes, selon la psychologue et professeure au département de psychoéducation de l’Université du Québec à Trois-Rivières, Georgia Vrakas. Elle croit que le gouvernement devrait en faire davantage à cet effet.
«On est dans une situation de crise. [...] On n’arrête pas de dire qu'il faut penser au bien-être des jeunes et que l'école reste ouverte. Oui, mais à quel prix? Si on l'ouvre, qu'elle soit en présentiel ou à distance, c'est très important de débourser les sous qu'il faut pour que les élèves aient accès à de l'aide ou à quelqu'un à qui parler. Il n’y a pas assez de ressources dans les écoles en matière d’aide psychosociale, que ce soit psychologue, psychoéducateur, technicien en éducation spécialisée ou travailleur social», avance-t-elle.
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En parallèle, la psychologue estime qu’il faudrait aussi faciliter l’accès aux ressources existantes. Elle propose donc au gouvernement de permettre aux jeunes d’accéder aux ressources du système privé à moindre coût. « Il faudrait que les parents puissent se faire rembourser les frais des services psychosociaux par la RAMQ », suggère-t-elle.
Des consultations dans le privé peuvent facilement coûter plus de 100$ de l’heure.
Un ministère de la Solitude?
Ailleurs dans le monde, des gouvernements réalisent qu’il faut prendre les grands moyens afin de s’attaquer à la détresse psychologique accrue par la pandémie.
Au Japon, une hausse des suicides a été observée l’an dernier, une première depuis 2009. Le gouvernement a depuis nommé un ministre de la Solitude, chargé de combattre l’isolement dans le pays. La nomination a également été suivie par la création d’une cellule d’experts chargée de trouver des mesures concrètes pour contrer la solitude.
Le 28 décembre passé, la première réunion de cette cellule a donné lieu à l’approbation d’un plan, «qui servira de plateforme pour s’attaquer au problème de la solitude et de l’isolement», a déclaré le premier ministre Fumio Kishida après la réunion, selon des propos rapportés par le Courrier international.
L’idée a été reprise en Australie, où l’État de Victoria a annoncé la création d’un poste similaire en novembre dernier.
Jusqu’à présent, ces ministères n’ont pas encore mis sur pied de mesures coup de poing, mais ils ont quand même permis d’aborder le sujet de la détresse psychologique causée par la solitude avec plus de sérieux.
Pourrions-nous nous en inspirer ici?
- Avec les informations de Camille Dauphinais-Pelletier, Andrea Lubeck et Élizabeth Ménard