Chirurgie esthétique : des utilisatrices de TikTok inondées de vidéos qui en font la promotion
Félix Pedneault
Vous avez déjà liké un «avant-après» bien réussi d’une chirurgie du nez sur TikTok, et maintenant vous êtes bombardés de vidéos de chirurgie esthétique? Vous êtes tombés dans cette niche thématique de l’application, qui cumule déjà plus de 20 milliards d’écoutes sous des hashtags comme #plasticsurgery, #surgery, #boobjob ou #implant – et qui peut être dommageable.
• À lire aussi: On a jasé avec celle qui se cache derrière le compte drama.qc
• À lire aussi: Voici les programmes d’études qui offrent jusqu’à 20 000$ en bourses
Yasmine Zaki, 20 ans, a été bombardée sur TikTok de vidéos en lien avec la chirurgie esthétique au point où elle s’est mise à remettre en question son apparence.
«Est-ce que je me suis rendue à regarder pour une clinique et des prix? Non. Est-ce que ça m'est passé par la tête? Oui», raconte celle qui constate aussi que la thématique des augmentations mammaires revient de plus en plus souvent dans les discussions avec ses amies.
Avant TikTok, la Montréalaise n’avait jamais vraiment eu l’envie de recevoir une chirurgie. Ce n’était pourtant pas la première fois qu’un réseau social lui présentait ce type de contenu. «J'en voyais déjà sur Instagram, justement parce que certaines influenceuses pouvaient nous amener avec elles aux cliniques dans leurs stories», raconte-t-elle.
C’est la quantité de vidéos auxquelles elle était confrontée sur TikTok qui fait la différence, selon elle. Après qu’elle ait écouté une première vidéo de chirurgie «avant-après» publiée par une utilisatrice lambda et proposée par TikTok, le contenu s’est mis à déferler, l’algorithme ayant perçu son intérêt. «Le plus de temps je passais sur certaines de ces vidéos, le plus on m'en proposait. Ça devient vite comme une espèce de cercle vicieux», raconte-t-elle.
• À lire aussi: La diversité de genre dans la pub québécoise, ça s’en vient
Des vidéos ludiques et addictives
Pourquoi ces vidéos sont-elles aussi populaires? En bonne partie parce qu’elles sont ludiques. On y voit des chirurgiens qui se mettent en scène de façon très sympathique, souvent en présentant les résultats de leurs opérations.
@docscottsdale FAQ’s of a plastic surgeon 💭 #plasticsurgery #surgeon #plasticsurgeon #implants #silicone #surgerytok #breastimplant #saline ♬ The Magic Bomb (Questions I Get Asked) [Extended Mix] - Hoàng Read
Des utilisatrices (et une poignée d’utilisateurs) partagent leur expérience dans des clips de quelques secondes, avec de la musique dynamique en trame de fond, même quand il s’agit de chirurgies aussi lourdes qu’un brazilian butt lift, décrit par The Guardian comme «la chirurgie esthétique la plus dangereuse au monde».
@therealjuliannellacer Been waiting a long time for this 😭🥰 #bbl #foryou ♬ Moon (And It Went Like) - Kid Francescoli
Certaines vont jusqu’à poster sous le hashtag #dontdoitchallenge, qui implique justement qu’elles ont reçu le conseil de ne pas passer sous le bistouri, mais qu’elles ont décidé de le faire.
@micaela_modica_ #greenscreen #greenscreenvideo #bbl #plasticsurgery #body #girldontdoit #girldontdoititsnotworthit ♬ original sound - Makayla
On est loin des vlogs de 30 minutes dans lesquels des créateurs de contenu YouTube multiplient informations, entrevues et nuances!
Ce n’est pas parce que c’est ludique que c’est sans conséquence : ces vidéos «avant-après» entraînent une «logique de modification de soi», explique Marie-Michèle Ricard, psychoéducatrice et psychothérapeute spécialisée en image corporelle.
La promotion de la chirurgie esthétique amplifie «un discours du “je te confirme que ça se modifie et que tu devrais le faire aussi”», affirme-t-elle.
• À lire aussi: Danser sur TikTok, ça peut être bon pour la santé mentale
Des mineurs dans la mire
Un autre aspect du problème, c’est qu’un peu plus de 25% des utilisateurs de TikTok sont mineurs (tout dépendant les pays). Et les 10 à 19 ans seraient en plus les utilisateurs les plus actifs de la plateforme, selon les experts à qui on a parlé en réalisant ce dossier.
«Si j'avais eu 14 ou 15 ans et que j'avais vu ce genre de vidéo, ça m'aurait sans doute influencée», reconnait Yasmine Zaki.
Ce sont d’ailleurs les commentaires d’une enfant qui ont poussé Élizabeth Maltais, qui réside à Saint-Jean-sur-Richelieu, qui a pourtant déjà eu recours à la chirurgie esthétique après avoir été exposée à des vidéos sur Snapchat et Instagram, à publier du contenu pour mettre en garde les utilisatrices contre la promotion de la chirurgie esthétique sur le réseau social.
«J'ai fait mes vidéos [d'avertissement] sur TikTok parce que quelqu’un de proche de moi est venu me poser des questions sur la chirurgie, mais elle a 11 ans», s’indigne-t-elle. «Le cœur m’a arrêté, la petite a 11 ans, puis elle me parle déjà de liposuccion.»
«C'est tellement difficile pour une femme en ce moment, justement, on voit trop de trucs qui nous influencent», déplore la jeune femme de 25 ans, qui s’est rendue en Colombie il y a trois ans pour recevoir diverses interventions, dont un brazilian butt lift. «On m'a banalisé tout ça. On a voulu me vendre du rêve, j'ai décidé de me faire opérer», dit celle qui assure toutefois ne pas les regretter, même si elle a eu des ennuis de santé par la suite et que ça lui a coûté des dizaines de milliers de dollars.
Désormais, Élizabeth Maltais bloque ou signale les vidéos de chirurgie qui lui déplaisent sur TikTok, mais continue malgré tout d’en retrouver sur sa page personnelle.
• À lire aussi: Facebook cache les effets d'Instagram sur la santé mentale des adolescents
La faute aux chirurgiens ou à l’algorithme?
Les chirurgiens qui utilisent les réseaux sociaux pour faire leur publicité ne sont pas nécessairement à blâmer pour les insécurités qu’ils créent, selon Nina Duque, chargée de cours en communication à l’UQAM et spécialiste des habitudes numériques des jeunes.
L’algorithme de l’application est fait pour nous balancer tout un tas de contenu dès qu’on démontre un intérêt envers quelque chose.
«[Sur TikTok], on peut finir par se trouver dans un “corridor” avec juste un type de contenu, et si on a un problème d'estime de soi, on peut finir par s'enliser dans un tunnel qui est très malsain», prévient-elle.
Si l’algorithme de l’application permet de créer des insécurités chez des personnes mineures, c’est donc l’algorithme lui-même qu’il faudrait réglementer selon Nina Duque. «C'est un choix de société de ne pas forcer des corporations à rendre ouvertes et disponibles leurs méthodes», fait-elle remarquer.
• À lire aussi: Le monde libertin a le vent dans les voiles depuis le déconfinement
Dans la mire du Collège des médecins
Quand même, le Collège des médecins s'inquiète que des chirurgiens esthétiques fassent de la promotion sur cette plateforme.
Dans ses règlements sur la publicité, le Collège invite ses membres à la «sobriété» et au «bon goût» durant leur promotion, ce qui contraste avec l’ambiance des vidéos sur TikTok.
Les témoignages de clients satisfaits sont aussi fortement surveillés. Le médecin doit «éviter, par exemple, qu’une accumulation de témoignages positifs ou comportant une émotivité excessive ne soit considérée comme trompeuse dans son ensemble».
Sur les TikTok de chirurgiens québécois, on retrouve des patientes qui pleurent de joie en découvrant leur nouveau nez, ou des jeunes femmes qui racontent avoir retrouvé confiance en elles ou avoir retrouvé leur féminité grâce à la chirurgie.
Le Collège compte même publier début janvier une mise au point concernant TikTok afin de mieux encadrer les pratiques des chirurgiens. «Cela peut notamment attirer une clientèle mineure, donc vulnérable», souligne Leslie Labranche, relationniste pour le Collège des médecins du Québec.
À Montréal, le Dr Nabil Fanous a un TikTok particulièrement actif. Il ne se fait pas d’illusion sur la plateforme : selon lui c’est inévitable que les jeunes s’intéressent à la chirurgie. «On est presque en 2022. Oublie ne pas exposer les jeunes, c'est hors de notre contrôle», lâche-t-il, en entrevue avec le 24 heures.
Il n’est pas choqué que des jeunes filles s’intéressent à la chirurgie, mais précise qu’il n’opérerait jamais avant 18 ans en général.
Le Dr. Fanous ne croit pas que ses vidéos augmentent les insécurités de jeunes filles. Que les vidéos de chirurgie se multiplient ne crée pas de désir à un âge trop précoce selon lui. «Par exemple, une fille avec un gros nez avec une bosse, elle a raison de vouloir une chirurgie, même si elle a 16 ans», raconte-t-il.
• À lire aussi: Rock Bière et RV Métal nous font découvrir le monde mystérieux des drag kings
Éduquer avant tout
Les plateformes comme Instagram, TikTok ou Facebook oseraient-elles interdire certains contenus qui nous font sentir qu’on ne correspond pas aux standards de beauté et qui peuvent nous pousser à poser des actions radicales?
Selon des expertes, il vaut mieux s’armer face à ces tendances plutôt que de croire que les plateformes numériques les endigueront.
«Tant et autant qu'il y a de l'argent à faire, il va y avoir résistance au changement», dit Nina Duque, chargée de cours à l’UQAM en communication.
Et avec le nombre de vues que cumulent les vidéos en lien avec l’industrie de la chirurgie esthétique (10 milliards pour le mot-clic #plasticsurgery sur TikTok) ou celle des régimes (39 milliards pour #weightloss) cumulent, nul besoin de dire que de l’argent à faire, il y en a.
C’est sans compter que la promotion de la chirurgie esthétique passe par des chirurgiens qui diffusent eux-mêmes du contenu, ou bien par des influenceurs qui relaient eux-mêmes leurs annonces, soulève Mme Duque. Comment tracer la ligne entre publicité et information dans ce contexte?
La solution la plus réaliste semble donc passer par le développement du sens critique, le renforcement positif et l’éducation.
«L'éducation devient une solution à plus court terme que de penser qu’on va changer les réseaux sociaux», assure la nutritionniste Andrée-Ann Dufour-Bouchard.
Et il faut commencer jeune. «On veut s’identifier à certains groupes quand on est jeune. Si nos réseaux sociaux ce sont des gens retouchés, ou si on est exposé à des images de chirurgies banalisées, où ça s’arrête?» poursuit-elle.
• À lire aussi: Tourner le dos à la porno: une bonne idée?
Marie-Michèle Ricard, psychoéducatrice et psychothérapeute spécialisée en image corporelle, va dans le même sens. «Il faut que les gens soient capables de se dire que ces procédures-là ne vont pas tout régler leurs problèmes par magie», dit-elle.
Et il y a de l’espoir chez les créateurs TikTok eux-mêmes, qui sont nombreux à être critiques par rapport aux vidéos qu’on leur présente. Parmi les vidéos qui apparaissent sous le mot-clic #plasticsurgery, certaines sont loin d’être élogieuses et mettent plutôt en garde contre de possibles effets secondaires.
Des vidéos choquantes montrant des chirurgies qui ont mal tourné sont aussi populaires : #botchedplasticsurgery cumule 22 millions de vues, et #plasticsurgeryfails 5 millions de vues.
Autre source d’espoir : TikTok a confié la semaine dernière au Wall Street Journal qu’un outil était en développement pour permettre aux utilisateurs d’éviter qu’une thématique négative - comme une diète extrême ou du contenu lié aux ruptures - envahisse leur page de recommandations. On a hâte de voir ça!
À VOIR AUSSI
La K-Pop, super populaire au Québec
Le Portugal a décriminalisé toutes les drogues, et ça marche