Une bonne idée ou non la «taxe antivax»?
Plusieurs experts ont répondu à nos questions concernant la contribution santé du gouvernement Legault
Anne Caroline Desplanques, Clara Loiseau et Olivier Bourque
L’imposition d’une « taxe antivax » pour les récalcitrants par le gouvernement du Québec fait sourciller plusieurs experts. Selon eux, cette mesure serait irréaliste pour les impôts qui s’en viennent, et pourrait donner des munitions à certaines croyances complotistes, notamment. Le Journal a tenté de répondre à plusieurs de ces interrogations qui restent en suspens.
Sur le plan fiscal
Le Journal a consulté trois économistes afin de mieux comprendre la « contribution santé » du gouvernement Legault : Luc Godbout, de la Chaire de recherche en fiscalité et en finances publiques de l’Université de Sherbrooke, Miguel Ouellette, économiste à l’Institut économique de Montréal) et Jean-Pierre Poulin, associé fiscaliste à la firme Raymond Chabot Grant Thornton. Voici un condensé de leurs réponses, alors que le gouvernement n’a pas expliqué comment il compte appliquer sa mesure.
À partir de quel moment ça pourrait être appliqué ?
Ça semble difficile pour la prochaine déclaration qu’on fera au mois d’avril, car les gens n’étaient pas au courant des paramètres. C’est comme si on changeait les règles du jeu rétroactivement. Si le gouvernement va de l’avant, il doit dire quand ça sera applicable ; le coût, est-ce qu’il sera mensuel ? Plusieurs éléments sont importants à cerner.
Comment ça fonctionnerait ? Il faudrait déclarer son statut vaccinal lorsqu’on fait ses impôts ?
Oui, et il faut que ce soit facile. Lorsqu’on fait sa déclaration, ceux qui n’ont pas de régime d’assurance de leur employeur doivent dire combien de mois ils ont été couverts par le régime public et ils payent pour ce nombre de mois. Ça pourrait être la même chose. Si on n’a pas été vacciné durant quatre mois de cette année, on devrait payer un coût mensuel équivalent.
À quoi pourrait ressembler la contribution demandée ?
On n’a pas tous les détails, mais dans la forme, ça pourrait ressembler à la taxe santé qui avait été mise en place en 2010 par le gouvernement, et abandonnée en 2017. Il s’agissait d’un montant de 200 $ pour tous et ça avait été modulé après selon les revenus. Est-ce qu’on parle maintenant de 400-500 $ ? Difficile à dire, car on n’a pas tous les paramètres.
De ce qu’on en comprend, il s’agirait d’un montant unique ?
Oui, ça pourrait être le même montant, quel que soit le revenu. Il est certain que c’est régressif, car si la contribution avoisine 400 $, ça a un impact différent sur une personne qui gagne 100 000 $ et une autre 30 000 $. Est-ce que le gouvernement va vouloir le corriger ? Ça reste à voir.
Mais un montant unique pourrait poser des problèmes pour les ménages à plus bas revenu...
Oui, il y a déjà eu des critiques face aux cotisations santé sans égard aux revenus des gens. Sans avoir toutes les informations, il y a un consensus qui se dégage qu’il y a une frange importante de non-vaccinés qui sont moins fortunés. Donc, il faut se questionner sur leur capacité de payer.
Est-ce que le gouvernement pourrait au contraire décider d’encourager ceux qui sont vaccinés ?
Oui, ça pourrait être une autre avenue. Au lieu de taxer ceux qui ne sont pas vaccinés, on pourrait offrir un crédit d’impôt à ceux qui sont vaccinés qui payeraient finalement moins cher. Mais en raison du nombre de vaccinés, la mesure coûterait plus cher au gouvernement.
Éthique et équité
Faut-il faire payer ceux qui n’ont pas les moyens ?
« Quand on regarde historiquement, les gens qui ont moins adhéré aux mesures sanitaires, ce sont souvent des personnes qui ont un niveau moins haut d’éducation ou un statut économique précaire, des migrants. Donc plusieurs facteurs qui font se demander s’il faut vraiment les faire payer pour des conditions sur lesquelles ils n’ont pas le contrôle », explique la professeure associée au département de médecine sociale et préventive de l’Université de Montréal Emmanuelle Marceau.
De son côté, le bioéthicien et directeur du département de médecine sociale préventive de l’Université de Montréal, Bryn Williams-Jones, trouve que cette pratique pourrait être dangereuse et creuser les inégalités sociales.
Est-ce que cela pourrait créer un précédent ?
Le professeur adjoint au département de gestion, d’évaluation et de politiques de santé à l’École de santé publique de l’Université de Montréal Olivier Jacques estime que ce type de mesure peut être une pente glissante, car dans la plupart des pays, on paie des impôts et on a un système de santé qui de fait pas de distinction en fonction du risque d’être malade.
« Si tu es pauvre et que tu as plus de chance d’être malade, tu vas être soigné pareil, on ne va pas te mettre une taxe parce que tu tombes plus malade. [...] Je n’aimerais pas ça qu’on commence à financer nos services publics de cette manière-là, même si en ce moment, c’est une situation exceptionnelle », plaide-t-il.
Effet social
Faut-il vraiment convaincre en touchant aux revenus ?
« C’est sûr que dès qu’on touche au portefeuille, il y en a qui vont y aller [se faire vacciner] », pense une ancienne adepte des théories du complot Odile Maltais.
Toutefois, pour certains experts, cette mesure annoncée par le gouvernement ne fera qu’augmenter les inégalités.
« Quand tu mets une taxe universelle, ce n’est pas adapté à ta capacité à payer. Certains ne peuvent pas payer et vont être sanctionnés parce qu’ils ne peuvent le faire », estime le bioéthicien et directeur du département de médecine sociale préventive de l’Université de Montréal, Bryn Williams-Jones.
Est-ce que cela pourrait avoir des effets pervers ?
Mme Maltais craint aussi que cette mesure confirme certaines croyances d’adeptes du complot.
« C’est sûr qu’ils vont encore plus dire que c’est de la propagande. Ils vont encore se placer en victime », ajoute-t-elle.
Pour la psychologue clinicienne et professeure à l’Université du Québec à Montréal Geneviève Beaulieu-Pelletier, l’imposition d’une telle mesure pourrait faire en sorte que certaines personnes, qui se sentent contraintes de recevoir une première dose, adhèrent encore moins à d’autres mesures.
« Ils vont aller chercher le vaccin pour éviter une punition ou avoir une récompense. Ils ne le font pas parce qu’ils pensent que c’est important. Ça fait en sorte qu’ils ne seront pas forcément motivés ou enclins à suivre les prochaines mesures », soutient-elle.
Ça va convaincre les antivax ?
« Il y a les non-vaccinés pur et dur qui sont très vocaux, mais ceux qui ne font pas de bruit, ce sont souvent des personnes vulnérables, sans-abri, sans RAMQ, qui ne parlent pas français ou anglais, qui ont des enjeux de santé mentale ou sociale. Je pense qu’il y a d’autres moyens pour les ramener dans le système », indique la Dre Amélie Boisclair, intensiviste à l’hôpital Pierre-Le Gardeur, à Terrebonne, sur la Rive-Nord de Montréal.
Selon elle, il vaudrait mieux travailler avec les gens proches des personnes qu’il reste à convaincre pour comprendre comment les amener à avoir une première dose, plutôt que d’imposer une taxe.
Le côté légal
L’universalité et la gratuité des soins garanties par la Loi canadienne sur la santé seraient-elles menacées ?
Non, estiment le constitutionnaliste Patrick Taillon, de l’Université Laval, et la politologue Katherine Fierlbeck, directrice du département de science politique et experte en politique de la santé à l’Université Dalhousie, à Halifax.
Ils expliquent qu’une taxe ponctionnée par l’impôt provincial n’est pas un ticket modérateur au point de service qui empêcherait une personne de recevoir des soins. Au contraire, cette taxe financerait les services au bénéfice de tous, comme l’exige la loi.
Cette taxe irait-elle à l’encontre de la Charte des droits et libertés de la personne ?
M. Taillon indique que sur ce point, il y a débat, mais que depuis le début de la pandémie, les tribunaux ont rendu plusieurs décisions en faveur d’autres mécanismes de vaccination obligatoire déguisée, comme le passeport vaccinal.
Mme Fierlbeck estime qu’il s’agirait d’une violation de droits « justifiable », « sachant que la vie d’un très grand nombre de personnes est en jeu ».
Elle rappelle que la jurisprudence permet des limites raisonnables des droits et des libertés si la restriction est motivée par un objectif urgent et réel et si elle peut être justifiée de manière démontrable.
Par contre, le gouvernement doit démontrer qu’il sera en mesure de protéger la vie privée garantie par la Charte, sachant que cette nouvelle taxe impliquerait la circulation de données de santé, souligne M. Taillon.
Une telle mesure est-elle applicable rapidement ?
La rapidité d’application est fondamentale compte tenu de l’urgence pandémique, indique Mme Fierlbeck. Or, le gouvernement n’a pas montré comment cette mesure répondrait à l’urgence, dit M. Taillon.
« Les tribunaux ne sont pas dupes. Faire un chèque dans plusieurs mois à l’impôt, n’aura pas d’impact immédiat sur nos hôpitaux, dit-il. Le lien entre la taxe et la capacité de soin n’est pas évident. Même si on mettait plus d’argent aujourd’hui dans le système, ça ne changerait rien. »
Le gouvernement peut-il procéder par décret ?
« La question est très sensible et ce serait vraiment plus prudent d’inclure l’Assemblée nationale. Comme disent les British : no taxation without represen-tation ! » dit M. Taillon.
Il ajoute que contrairement aux lois qui sont durables « les décrets covid ont une date de péremption, c’est-à-dire qu’ils devraient prendre fin avec la fin de l’état d’urgence sanitaire ».