Récupérer des milliards $: on vous explique ce que ça donnerait, taxer les (ultra)riches au Canada
Andrea Lubeck et Félix Pedneault
La pandémie a coûté cher aux Canadiens: la dette s'élève à la fracassante somme d'environ 1235 milliards $. Si ça vous stresse, c'est normal, mais malheureusement ça ne s'arrêtera pas là - on sait déjà que les bouleversements qui découleront des changements climatiques viendront avec une facture très élevée. On a demandé à plusieurs experts quelles seraient les solutions pour remettre les finances publiques sur les rails. Ils sont (presque) unanimes: il faut taxer davantage les riches. Et plus précisément, les ultrariches.
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Tout part des écarts de richesse: des multimillionnaires s'achètent un jet privé ou une troisième maison pendant que leurs concitoyens ont de la misère à se loger, à consulter un psy ou à trouver une garderie. Sans parler du fameux tourisme spatial!
Avec une pandémie durant laquelle des gens ont perdu leur emploi alors que d'autres continuaient de s'enrichir, on peut comprendre que le slogan «taxons les riches» prenne de plus en plus de place dans l’espace public, qu’il soit brandi par des politiciens, des activistes, des économistes ou imprimé sur une robe au Met Gala (allo, Alexandria Ocasio-Cortez!).
Pour vous permettre d’y voir plus clair, on vous explique simplement de quoi il retourne. Prenez-vous un café et installez-vous confortablement: ça vaut la peine!
On taxerait quoi, exactement?
Quand on parle de taxer les riches, ça signifie souvent d'imposer la richesse qu'ils ont accumulée, non pas leur revenu.
En ce moment, comme vous le constatez sûrement en regardant votre paye, les travailleurs donnent (pas mal) tous un certain pourcentage de leur salaire à l’État pour contribuer aux dépenses publiques. L’impôt sur la richesse fonctionnerait de la même façon, mais au lieu de prendre un pourcentage sur le salaire, ce serait un pourcentage sur l’ensemble de la fortune que possède une personne très riche.
«La richesse, c’est différent du revenu. Un revenu, c’est ce qu’une personne gagne à travers un salaire. Sa richesse, c’est tout ce qu’elle possède : c’est la valeur de sa (ou ses) propriété(s), ce qu’elle détient dans son compte de banque moins les dettes et ses investissements, notamment», détaille David Macdonald, économiste au Centre canadien de politiques alternatives (CCPA).
On vous entend déjà demander: «Est-ce que ça veut dire que je vais devoir payer plus?» La question est valide. Regardons cela.
Est-ce que je serais touché?
Qu’est-ce que ça veut dire être ultrariche?
Ce sont les personnes dont la fortune totale s’élève à au moins 20 millions $, selon le Directeur parlementaire du budget (DPB), un organe non partisan du Parlement qui fournit des analyses financières aux élus fédéraux.
Ça concerne environ 13 800 Canadiens, ceux qui font partie du fameux 1% de la population la plus nantie, qui détient le quart de toute la richesse au pays. À eux seuls, ils possèdent 3000 milliards $, toujours selon le DPB.
Ça fait beaucoup d’argent pour peu de personnes – et c’est justement pour ça que la taxe sur la richesse est souvent décrite comme une mesure d’équité, de redistribution de la richesse.
«Ça fait une quarantaine d’années qu’il y a une tendance à la croissance des écarts de richesse au Canada. Il faut maintenant renverser la vapeur et se donner des politiques qui permettent de répartir la richesse et pas seulement de la concentrer», soutient Guillaume Hébert, chercheur à l’Institut de recherche et d’informations socioéconomiques (IRIS).
Ainsi, à moins que votre famille soit à la tête d’un vaste empire et que vous viviez dans un somptueux manoir, les chances que vous soyez touché sont très minces.
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On ferait ça comment, concrètement?
Plusieurs scénarios existent, mais allons-y avec le plus populaire: instaurer un impôt sur la fortune, qui revient à chaque année.
Par exemple :
- Fortunes de 20 millions $ et plus : 1 %
- Fortunes de 50 millions $ et plus : 2 %
- Fortunes de 100 millions $ et plus : 3 %
Total à redistribuer dans la société: 20 milliards $ chaque année.
Pour une famille dont la valeur du patrimoine est par exemple de 20 millions $, une taxe de 1 % représenterait un impôt supplémentaire de 200 000 $.
«Considérant que leur fortune augmente de plus de 1% chaque année, la richesse de ces familles continuera tout de même de s’accroître bien qu’elles doivent en donner un peu plus au gouvernement», souligne David Macdonald, du CCPA.
On ferait quoi avec cet argent?
Il y a bien une ou deux choses qu’on pourrait s’offrir collectivement avec quelques milliards de plus dans les poches. Voici quelques exemples de coût de mesures qui profiteraient à la collectivité, pour donner un ordre de grandeur.
- Offrir l’assurance dentaire aux familles gagnant moins de 90 000 $ par année: 860 millions $ par année;
- Mettre en place un régime national d’assurance-médicaments: 10,7 milliards $ par année;
- Instaurer un système national de garderies à 10 $ par jour: 11 milliards $ par année;
- Adapter les infrastructures pour qu’elles soient plus résistantes aux impacts des changements climatiques: 5,3 milliards $ par année.
Au lieu de profiter à 1% de la population, cet argent pourrait donc profiter à toutes et à tous.
Sources : Directeur parlementaire du budget, Bureau d’assurance du Canada, Comité permanent de la santé de la Chambre des communes, Centre canadien de politiques alternatives.
Quels sont les risques?
Tout n'est pas rose: il y a quand même des risques à imposer davantage les ultrariches.
1. Ils pourraient aller vivre ailleurs, où les niveaux d'impositions sont plus bas. «Ça se peut très bien qu’on ait des déménagements d’entreprise et des fuites de capitaux à l’étranger» si on augmente l’impôt sur les entreprises ou sur le patrimoine, estime Miguel Ouellette, économiste à l’Institut de recherche économique de Montréal (IÉDM).
2. S’ils ne s’en vont pas, les mieux nantis pourraient faire plus d’évitement fiscal. L’évitement fiscal, c’est quand quelqu’un envoie son argent à l’étranger dans un pays qui impose moins que le Canada, ce qu'on appelle les paradis fiscaux. Ils basent une partie de leurs lois et leur économie sur le fait que des entreprises ou des gens très riches vont envoyer une partie de leurs revenus chez eux. Et c'est légal. «Notre régime légalise ce qui devrait être considéré comme frauduleux. Il permet à des entreprises d’inscrire des profits dans des paradis fiscaux, dans d’autres pays. Et notre régime permet de rapatrier ensuite ces profits-là hors impôt sous forme de dividendes», dénonce Alain Deneault, professeur de philosophie et auteur du livre Une escroquerie légalisée : précis sur les paradis fiscaux, dans lequel il dénonce cette pratique au Canada.
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3. Certains experts estiment que le jeu n’en vaut pas la chandelle. L’IEDM évalue qu’une nouvelle taxe de luxe, une taxe sur les services numériques, et un impôt sur la richesse rapporteraient des revenus de 18 milliards par an au Canada. Trop peu, selon l’économiste à l’IEDM Miguel Ouellette. «C’est 16 jours de dépenses fédérales. Donc, même si on arrive avec de nouveaux revenus, on les dépense trop vite», déplore-t-il.
Ça ne refroidit pas les experts à qui on a parlé?
Pas tellement, parce que...
1. On nous menace constamment que les riches s’en iront si on les taxe, mais c’est une vieille formule qui reste à être démontrée, selon Alain Deneault, professeur de philosophie à l’Université de Moncton. «Est-ce que c’est vrai que les entreprises s’en iraient si on les impose plus ? Est-ce que McDonald’s va fermer tous ses restaurants si on l’impose un peu plus?» questionne l’auteur.
2. Il ne faut pas croire que c’est anormal de taxer les riches, croit-il d’ailleurs. «Personne, par son propre travail, ne génère autant d’argent. Si on est riche de plusieurs millions, c’est parce qu’on a utilisé le travail de quelqu’un d’autre, explique-t-il, c’est normal que des gens qui ont accumulé autant de fonds reversent à la société à laquelle ils sont redevables.»
3. Dans le cas des individus très riches, l’évitement fiscal «n’est pas une loi de la nature, c’est un choix politique», ajoute David Macdonald, économiste au Centre canadien des politiques alternatives. Pour lui, c’est au Canada de «créer des règles robustes pour [empêcher] les riches et les entreprises d’utiliser une échappatoire». Certains pays, notamment les États-Unis, ont établi une «taxe de sortie» qui impose toutes transactions réalisées à l’étranger. On peut parler de déménager des infrastructures dans un pays en voie de développement ou d’ouvrir un compte de banque aux Bermudes, par exemple. «Si tu veux déménager, il y a une énorme taxe de sortie aux États-Unis, où c’est 40 % de ta richesse qu’on impose si tu veux déménager», explique David Macdonald.
Est-ce que des pays le font?
Oui, certains pays taxent davantage les riches.
La Norvège : C’est l’un des pays les plus imposés et les plus taxés au monde. La Norvège impose les entreprises à hauteur de 28% de leurs revenus (et ça peut dépasser les 50% pour les entreprises pétrolières!), alors que le Canada prélève seulement 15% des revenus des entreprises. Cet impôt représente 5% du produit intérieur brut (PIB) de la Norvège, alors qu’au Canada on parle de 3%. «L’impôt sur les sociétés pourrait être augmenté, mais ça ne semble pas être dans l’air du temps», estime Luc Godbout, professeur en fiscalité à l’Université de Sherbrooke, en faisant référence aux différentes plateformes des partis aux élections de septembre dernier, qui ne proposaient pas ce genre de mesures.
La France : La France a une échelle de taxation très élevée sur les revenus des riches. Quelqu’un qui gagne plus de 500 000 euros par année devra reverser 58% de ses gains à l’État. «On a déjà l’impôt sur le revenu qui est progressif, on peut augmenter l’impôt dans les paliers supérieurs» pour accoter ce genre de mesures au Canada, suggère Luc Godbout. En plus, la France a mis en place un impôt sur la fortune immobilière depuis 2018, qui impose les personnes possédant plus de 1,3 million d’euros en valeur immobilière. Cet impôt rapporte environ 1,5 milliard $ chaque année.
L’Espagne : Depuis 2008, l’Espagne a mis en place un impôt sur la fortune qui s’applique aux personnes ayant plus de 700 000 euros en biens. Selon la valeur des biens, l’impôt peut aller de 0,2% de la fortune jusqu’à 3,5% pour les personnes possédant des biens valant plus de 10 millions d’euros. Seul hic ? Chaque région choisit d’appliquer cet impôt dans la mesure de ce qu’elle juge économiquement viable... et la capitale, Madrid, a décidé d’exempter complètement les riches de cet impôt. Cela crée une grosse inégalité entre les Madrilènes et les mieux nantis d’autres régions.
Un fait intéressant pour terminer : ces pays ne sont pas les premiers à imposer sévèrement les plus riches.
Auparavant, c’était la norme à plusieurs endroits, notamment... aux États-Unis ! Ç’a changé au début des années 1980, alors que le président Ronald Reagan a pris le pouvoir. Sous son gouvernement, l’impôt sur le revenu des plus riches est passé de 70 % (!) à 28 %.
À méditer, comme on dit.
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