Soldat d'Hitler à 17 ans: les mémoires d’Adalbert Lallier, enrôlé de force dans la SS
Jules Falardeau
Note éditoriale: Adalbert Lallier est décédé le samedi 22 octobre 2022 dans un incendie qui ont ravagé le bâtiment où il vivait dans le Canton de Potton, en Estrie. Une enquête de la Sûreté du Québec a été ouverte.
Note éditoriale 2: Le conflit qui fait rage en Ukraine chamboulera pour toujours la vie de millions de personnes. Les Ukrainiens subissent les affres de la guerre, perdant la vie, des proches et le pays qu’ils ont connu. Aux premières lignes, on retrouve également des soldats au service de la Russie, souvent très jeunes et bien loin des centres décisionnels. Ceux-ci vivront aussi avec les conséquences physiques et mentales des combats.
Pour prendre un pas de recul par rapport à cette réalité, le 24 heures vous présente les mémoires d’Adalbert Lallier, un Hongrois enrôlé de force dans l’armée allemande à 17 ans, au début de la Seconde Guerre mondiale. Après l’armistice, il a aidé des réfugiés à rejoindre le Canada et a fait condamner un criminel de guerre, même s’il se doutait que ça allait lui coûter sa carrière. Sa vie entière a été entachée par ce conflit auquel il n’a jamais voulu prendre part.
À noter que l’entretien s’est tenu avant le déclenchement de la guerre en Ukraine.
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Adalbert Lallier était un professeur d'économie émérite de l'Université Concordia, respecté et apprécié de ses élèves, mais il cachait un terrible secret. L'homme d'origine hongroise avait été recruté de force dans la Waffen-SS, une unité militaire d'élite de l'Allemagne nazie, alors qu'il n'avait que 17 ans.
Durant la Seconde Guerre mondiale, il a été témoin d'atrocités commises contre des prisonniers juifs. Plus de 40 ans après les faits, il a décidé de soulager sa conscience et de tout révéler pour faire condamner un criminel de guerre nazi. Il vit aujourd’hui seul sur une ferme des Cantons-de-l’Est, où le 24 heures l’a rencontré afin de recueillir ce qu’il nomme lui-même son «rapport final».
«Je n'avais aucune volonté de devenir officier de la SS, je n'avais aucune volonté de servir des Allemands, mais je voulais survivre», dit-il.
Naissance et jeunesse dans une Europe meurtrie
Adalbert Lallier est né à Szeged en Hongrie en 1925, d’une mère hongroise et un père de descendance autrichienne et française huguenot. Il grandit au cœur d'une Europe qui porte encore les cicatrices de la Première Guerre mondiale.
En 1939, l'Allemagne d'Adolf Hitler entame sa conquête militaire du continent européen avec l'invasion de la Pologne, ce qui déclenche officiellement la Seconde Guerre mondiale. En 1940, le royaume de Hongrie joint officiellement les forces de l'Axe, soit l'Allemagne, l'Italie et le Japon.
À partir de ce moment, le cours de l'histoire influence directement la vie d'Adalbert. L'Allemagne déclenche l'opération Barbarossa, l'invasion de l'URSS, en juin 1941. Toutefois, l'expédition se révèle beaucoup plus complexe que ne l'avait anticipé le Führer. C'est donc pour combler les pertes du front de l'est que la Waffen-SS, qui se voulait une unité militaire d'élite composée de nazis convaincus et basée sur une «pureté raciale», va assouplir ses critères de sélection et recruter des citoyens de la diaspora ethnique allemande (Volksdeutsche). Dans une certaine confusion, des gens ne parlant pas allemand sont aussi recrutés, dont des Hongrois.
Des «volontaires» recrutés de force
En 1942, Adalbert a 17 ans et fréquente l'école secondaire au moment où la Waffen-SS recrute de force des «volontaires» en Hongrie. Il est enrôlé comme opérateur radio pour servir dans la septième division SS, l'unité Prinz Eugen, réservée aux étrangers. Son frère aîné, André Lallier, est aussi recruté par la Waffen-SS dans un régiment d'infanterie.
«Mon père est allé voir l'archevêque local, qui lui a déclaré simplement: “Il faut sauver la foi chrétienne. Il faut envoyer ton fils pour sacrifier sa vie, en combattant le communisme.” Mon père ne pouvait rien faire parce que si on dit non, on est mitraillé contre un mur.»
«La vraie SS, c'était les quatre premières divisions. J'étais dans la septième division, qui était utilisée comme chair à canon.»
Un massacre en Tchécoslovaquie
En mars 1945, Adalbert Lallier assiste à un événement qui changera sa vie. En Tchécoslovaquie, aux abords du camp de concentration de Theresienstadt, le sous-lieutenant (Untersturmführer) Julius Viel abat de sang-froid sept Juifs occupés à creuser une tranchée censée ralentir les chars d'assaut soviétiques. Pétrifié par la peur, le jeune Adalbert n'ose pas s'élever contre son supérieur et assiste, impuissant, à cet assassinat qui le hantera à jamais.
Peu de temps après, un autre drame se produit pour la famille Lallier. L'aîné, André, décide de déserter, mais il se fait capturer par la police militaire de la SS. Il est exécuté sur-le-champ. Adalbert ne saura la vérité sur la mort de son frère qu'en 2003, lorsqu'un ancien officier de la SS lui téléphone.
La fin de la guerre
Le conflit se termine peu de temps après pour Adalbert, qui se retrouve prisonnier de guerre des Britanniques en Autriche.
Les Alliés décident, puisqu'il parle cinq langues, de le faire travailler pour l'Organisation internationale pour les réfugiés (OIR) des Nations unies, afin qu'il aide à reloger au Canada les réfugiés juifs de l'Europe centrale et de la Roumanie. Grâce à son implication, Lallier se fait proposer par Cornelius Klassen, un Canadien d'origine russe responsable des visas pour les réfugiés à Salzbourg, d'y immigrer lui-même. C'est ainsi qu'il pose le pied dans la ville de Québec en 1951.
«Monsieur Klassen m'avait prévenu: “Ne mentionnez jamais après votre arrivée que vous avez été membre de la SS.”»
Une nouvelle vie
C'est un nouveau départ pour le jeune Hongrois, qui réalise son rêve d'étudier dans les meilleures universités du monde. Il commence son parcours académique par un baccalauréat en économie et sciences politiques à McGill, suivi d'une maîtrise en économie à l'université Columbia à New York, avant de compléter un doctorat en sciences économiques à l'université Paris 2.
Adalbert décroche aussi un poste de professeur en économie au Collège Loyola à Montréal, et plus tard à l'Université Concordia, où il reçoit un certificat d'excellence en enseignement. Comme son prestige scolaire, sa renommée professionnelle s'accroît. Il devient alors consultant en économie pour différents clients dans les domaines bancaires, industriels, gouvernementaux et même pour la Conférence des Nations unies sur le commerce et le développement (CNUCED).
Revisiter le drame
En 1995, pendant un séjour en Tchécoslovaquie où il est impliqué comme conseiller économique pour le Canadian Executive Service Organization (CESO), il décide de prendre un autobus pour se rendre sur le site de l'ancien camp de concentration de Theresienstadt. Son instinct le guide vers le lieu exact de la tuerie à laquelle il avait assisté 40 ans plus tôt. Emporté par ses émotions, il tombe à genoux et demande pardon.
«Mon âme me demandait: “Adalbert, est-ce que tu es content de n'avoir rien fait?”»
Pourchasser le meurtrier
Cet épisode mystique le persuade de révéler son passé et de tenter de retrouver Julius Viel, l'assassin des sept Juifs. Un ami de Lallier, lui-même juif hongrois, est conscient des possibles impacts négatifs que cela aura sur sa carrière et tente de le faire renoncer à son projet. Préférant suivre sa conscience, Adalbert décide tout de même d'exécuter son plan et engage un chasseur de nazi, un Américain nommé Steven Rambam. Ce dernier retrouve Viel quelque part dans le Wurtemberg, près de Stuttgart en Allemagne. Il est traduit devant une cour de justice. Lors du procès, Adalbert est appelé plusieurs fois à la barre des témoins. Julius Viel est finalement condamné à 12 ans de prison.
De retour au Canada, ces révélations font l'effet d'une bombe dans le milieu professionnel de l'enseignant de Concordia. Sa hiérarchie universitaire le pousse à prendre une retraite anticipée en lui annonçant qu'elle ne renouvelle pas son contrat. Lallier devient également un paria dans son domaine d'expertise, la finance.
«J'ai perdu toutes mes connexions professionnelles. Aucun contrat, depuis ce temps – industriel, bancaire. Rien. Alors j'ai pris ma retraite, consacrant toutes mes énergies à résoudre les problèmes qui concernent les chercheurs en sciences sociales.»
Enquête sur le système bancaire et la pauvreté
Depuis, Adalbert a continué à mener ses recherches, écrivant plusieurs livres, dont quatre sur la Shoah. Il s'est aussi penché sur le fonctionnement du système bancaire canadien et le rôle que devrait y jouer la banque centrale.
Réagissant à l'actualité économique lors de notre entretien, il a remis en question la stratégie économique canadienne pendant la pandémie de COVID-19 (PCU, PCRE) et il anticipe que ce sont les plus vulnérables qui paieront la facture à long terme.
Reclus sur sa ferme dans les Cantons-de-l’Est, le vieil homme livre cet ultime témoignage dans l'espoir de prouver qu'il a été digne de son accueil par le Canada, mais aussi pour montrer sa gratitude d'avoir reçu une seconde chance dans la vie.
«La guerre est l'invention, la coutume la plus stupide, partout dans le monde.»