Sarahmée : faire de la limonade avec l’amertume
Chloé Savoie-Bernard
C’est très exactement à l’heure de notre rendez-vous que Sarahmée arrive au parc Molson, à Montréal. Je suis désolée que notre rencontre tombe ce vendredi-là. Le poids des jours est tel, ces temps-ci, que si elle avait été de mauvaise humeur, je ne lui en aurais pas voulu.
Il n’en est rien. Sarahmée est souriante. On décèle dans sa belle voix plusieurs accents qui se superposent avec grâce. Des accents à la fois québécois et hexagonal, mâtinés çà et là d’expressions d’Afrique subsaharienne et d’anglais. Sa façon de s’exprimer me semble être à son image: celle d’une fille aux expériences multiples, au bagage singulier, aux strates vertigineuses.
C’est une drôle de période, il va presque sans dire. Il y a quelque chose de surréaliste à lever le nez de nos téléphones, de nos réseaux sociaux pour venir discuter de création. Je me dis qu’une chance, parfois, que la vie quotidienne existe pour donner une pause à la tourmente. À cause d’une nouvelle vague de dénonciations d’agresseurs sexuels dans le milieu culturel, Sarahmée m’annonce qu’elle aurait voulu travailler un peu sur sa musique, ce matin, mais qu’elle a été happée par un tourbillon de messages auxquels il fallait répondre. On lui demandait de se prononcer sur les évènements récents, tant et si bien qu’elle n’a pas vu le temps passer. Je lui demande si parfois elle ne voudrait pas avoir un peu la paix, ne pas être obligée d’avoir des opinions pour se consacrer seulement à son art. Ce à quoi elle répond: «J’ai de la misère à concevoir qu’on ait une voix et qu’on ne prenne pas position, qu’on ne prenne pas part à des choses qui sont importantes pour la société, pour la communauté.» Alors soit, elle fait porter sa voix, même si, aujourd’hui, elle est fatiguée. L’actualité est trop brûlante pour se taire, et j’admire sa capacité à être en représentation dans des temps difficiles. Moi, ma voix bute, mais elle ne m’en tient pas rigueur et rigole de mes blagues un peu gauches.
Aujourd’hui est une journée caniculaire, comme le sont beaucoup de journées de cet été 2020. Mais ce n’est pas que la chaleur qui pèse. Nous sommes au début de juillet, nous avons vécu l’arrivée de la COVID-19, puis le confinement comme mesure sanitaire. Nous avons été témoins de la mort de George Floyd, assassiné aux États-Unis par les forces policières. Portés par le mouvement Black Lives Matter, nos corps se sont usés dans les rues de Montréal à répéter ce qu’on sait depuis toujours, mais que beaucoup ignorent encore: oui, notre couleur de peau nous rend plus vulnérables; non, le racisme n’est pas uniquement présent aux États-Unis; oui, nous avons toutes et tous, en tant que personnes noires, subi de la violence à cause de notre mélanine. Au cours de l’une de ces manifestations, je me rappelle avoir vu la silhouette de Sarahmée dans la foule. Une grande fille digne, portant le masque obligatoire. Dans «Ma peau», elle rappe: «Oui, ma peau fait de moi ce que je suis / Elle ne disparaît pas sous la pluie / Je la changerais pour rien au monde quoi qu’on en dise». Les dernières images du clip de cette chanson montrent Sarahmée entourée de son crew de danseuses et danseurs, puis un arrêt sur image: le poing gauche levé droit dans les airs, tous reprennent un symbole fort de la lutte des personnes noires pour les droits civiques. Naviguant avec adresse entre la pop et le politique, toute la démarche de Sarahmée, pour moi, tient dans cette dialectique: faire de la musique qui fait danser, mais qui n’en est pas moins profonde, porteuse de messages sociaux. Sa pratique est difficile à réduire à un courant. Au contraire, Sarahmée recherche l’hybridité, les chemins de traverse, les superpositions.
Nous nous remettons tout juste de ces manifestations contre la brutalité policière envers les populations minorisées, et nous nous rencontrons en pleine vague de dénonciations des abus sexuels. C’est dur. Un tsunami. Les têtes tombent une par une, des artistes sont renvoyés de leur label, des maisons de disques présentent des excuses. Si constater cette prédation dans son milieu est pénible, peut-être est-il légitime d’espérer que «de l’ordre naîtra le chaos», dit-elle. Or, dans cette tempête, les circonstances de notre rencontre sont pourtant heureuses: c’est une grande année pour Sarahmée. Voilà une victoire en soi.
Sarahmée est une femme noire queer dans le milieu du rap. Les stigmates, les refus, les «non, tu vas jamais passer à la radio commerciale», les «tu devrais t’habiller de manière plus révélatrice», elle les a tous entendus tant et tant qu’ils sont devenus des refrains qui, s’ils l’ont parfois découragée, ont fini par lui donner un élan. «Les gens pensent que parce que je suis une fille, mon show va être moins bon, mon contenu va être moins bon... C’est ça qui vient avec la connotation rap féminin. Ça m’agace énormément.» Malgré cet agacement, légitime, rien chez Sarahmée ne laisse entrevoir une frustration. «J’ai fait de la limonade avec de l’amertume», chante-t-elle dans «Le cercle se rétrécit». Pas qu’elle ne pourrait pas l’être, amère. Mais chez elle, l’obstination, la faculté à dénoncer les injustices sont traversées par un optimisme, par une foi en la musique et en les gens. Voire par une certaine lumière.
Il en a fallu du temps, des jobs alimentaires, de la persévérance pour que Sarahmée en arrive là où elle est, à 33 ans. Quand je lui demande pourquoi elle n’a pas lâché, tout laissé tomber, elle déclare, un peu sérieuse, que c’est sans doute parce qu’elle est née avec la tête particulièrement dure. Il y a un peu plus de 10 ans maintenant qu’elle évolue dans le milieu de la musique. Son premier album, qu’elle a lancé en duo avec la chanteuse Yas, est paru en 2009. En 2015, son premier en solo, Légitime, est sorti, puis, en 2019, ç’a été le tour d’Irréversible. «Maintenant, quand on m’appelle, j’ai l’impression que c’est vraiment moi qu’on veut, pas juste une fille sur un line-up.» Depuis quelque temps, en effet, les projets, les collaborations, les apparitions médiatiques se sont succédé. Elle a été, par exemple, avec son frère Karim Ouellet, la coporte- parole des Francouvertes. Avec le duo d’humoristes Aba & Preach, elle a été reçue à l’émission Tout le monde en parle, cette fois comme co-porte-parole du Mois de l’histoire des Noirs. Elle est une des égéries de Sephora. On se souvient également du numéro d’ouverture de l’ADISQ dans lequel elle a chanté avec un aplomb incisif, en duo avec Souldia, la chanson «Fuego» sur une balustrade, les pieds presque dans le vide.
Pour Irréversible, qu’elle a enregistré toute seule en studio, apprenant à manier des logiciels d’enregistrement, elle a eu envie de trouver son identité musicale, sa signature. Cela allait aussi en refusant d’obéir à ce qu’on attendait d’elle: «On m’a dit d’essayer d’être plus sexy dans des pitchs de clips. J’ai dû me tenir. À un moment donné, j’ai arrêté d’écouter. Quand tu es une femme, on dirait que les gens pensent tout de suite qu’ils peuvent te façonner comme ça leur plaît. Le gars dont le t-shirt est sale et qui rappe, pourtant, personne ne va lui dire quoi faire.»
On est ensemble
On est très loin du t-shirt sale chez Sarahmée, toujours impeccablement vêtue, arborant souvent des looks androgynes. Elle joue avec son style, avec les codes. À l’ADISQ, par exemple, elle s’est présentée sur le tapis rouge dans un somptueux boubou jaune. Dans ses clips comme dans ses apparitions publiques, elle porte régulièrement des vêtements en wax, la méthode d’impression traditionnelle de plusieurs pays africains. Ces vêtements, elle les fait faire par son tailleur Abdou, à Dakar, la ville où elle est née. Rares sont les femmes qui, comme elle, se sont présentées sur les tapis rouges québécois en tenue traditionnelle africaine: elle est peut-être bien la première. Ce pont entre le Québec et l’Afrique, elle l’incarne entièrement et avec fierté.
Née au Sénégal, elle est adoptée par un couple de Québécois diplomates. Elle passe une partie de son enfance entre la ville de Québec, la Tunisie et le Rwanda. Elle retourne à Dakar lorsque son père y obtient un nouveau contrat. Elle y vit, dit-elle, les meilleures années de sa vie, à jouir d’une grande liberté, à faire des balades avec des amis qui venaient d’un peu partout, à manger des poissons grillés sur la plage. Elle y écoute beaucoup de musique, du rap français, IAM, NTM, mais aussi énormément de musique africaine. «Y a pas de streaming en Afrique, mais la musique africaine, c’est énorme», dit-elle en regrettant qu’on y ait si peu accès en Amérique du Nord. Ses liens avec le Sénégal sont forts, vitaux. Elle collabore avec des artistes africains, comme le chanteur Nix, dans sa chanson «Alléluia». Elle retourne aussi en Afrique régulièrement. Elle y a tourné le magnifique clip de sa chanson «Bun Dem», traversé de couleurs pourpre et doré, signé par une cinéaste femme, Caraz. On y montre une Afrique lumineuse et complexe, loin des clichés misérabilistes. Une Afrique portée par des femmes fortes.
«On est ensemble» est le titre d’une des chansons d’Irréversible; c’est aussi une expression commune dans plusieurs pays d’Afrique, au Togo, au Sénégal et au Congo. Ce sont des mots qui marquent un attachement, une amitié, mais aussi le fait qu’on partage la peine de l’autre. Au lieu de dire «adieu», on préfère dire «on est ensemble», pour souligner que même dans l’absence, on reste groupé, fidèle à son lien d’attachement. Ces mots, elle se souvient de les avoir prononcés, il y a quelques jours à peine, à la fin d’une conversation téléphonique avec son grand ami Babou qui habite à Dakar. La fidélité de Sarahmée touche par ailleurs à beaucoup de lieux de son travail. Depuis 2003, elle collabore avec Tom Lapointe, ingénieur de son. Elle est aussi fidèle à ses deux danseuses, Angie, alias Citron rose, et Lily Hilaire, qui l’accompagnent dans tous ses spectacles. Elle raconte que l’an dernier, «le cachet, ce n’était pas important» et qu’elle a donné des spectacles dans de grandes comme de petites salles, en région, dans des milieux communautaires. Après ces spectacles, des jeunes filles lui écrivaient. Quelque chose de son féminisme s’est fondé là, et elle dit que si elle ne devait défendre qu’une cause, ce serait celle-là: celle des femmes.
Son féminisme, elle l’enrichit et le peaufine par des lectures et des discussions entre amies. Elle y réfléchit: «On parle souvent du boy’s club, mais je trouve qu’on a de la difficulté à se tenir entre femmes. Et là, en ce moment, on voit un élan de solidarité, parce qu’il se passe des choses très graves. Mais ça n’a pas toujours été comme ça. On doit se regarder le nombril et se dire que oui, ce serait plus efficace si l’on se tenait.» L’entrevue s’arrête, elle se lève et ajoute qu’elle va rejoindre d’autres femmes musiciennes dans un parc. Des femmes qui se connaissent de nom, mais qui, dans la plupart des cas, ne se sont jamais rencontrées. Elles vont parler de ce qui se passe, de l’hécatombe dans le milieu de la musique. Des abuseurs qui se font dénoncer. Elles vont se tenir.
Elles vont être ensemble.