Pourquoi la Russie s'empare des centrales nucléaires en Ukraine? Doit-on craindre le pire?
Gabriel Ouimet
Le spectre d’une catastrophe nucléaire nourrit l’angoisse du monde entier. Alors que la centrale de Tchernobyl a été coupée du réseau électrique et que l’armée russe pourrait s’emparer d’une troisième centrale, est-ce qu’on doit s’inquiéter? On fait le point.
• À lire aussi: Que se passe-t-il à la centrale de Tchernobyl?
• À lire aussi: Comment les Russes ont réussi à prendre le contrôle d’une première ville
Jeudi derneir, la planète a retenu son souffle. Des frappes russes ont provoqué un incendie à l’intérieur de la centrale nucléaire de Zaporijjia, la plus importante d’Europe. Situé dans le sud de l’Ukraine, tout prêt d’un important cours d’eau (le fleuve Dniepr), le complexe compte six réacteurs nucléaires.
Sur Twitter, le chef de la diplomatie ukrainienne, Dmitri Kouleba, a sommé les Russes d’arrêter immédiatement leur offensive, rappelant qu’un accident serait «10 fois pire que Tchernobyl».
Russian army is firing from all sides upon Zaporizhzhia NPP, the largest nuclear power plant in Europe. Fire has already broke out. If it blows up, it will be 10 times larger than Chornobyl! Russians must IMMEDIATELY cease the fire, allow firefighters, establish a security zone!
— Dmytro Kuleba (@DmytroKuleba) March 4, 2022
Ce matin, on s'inquiétait pour la sécurité de la centrale de Tchernobyl, où l'alimentation électrique est «complètement» coupée en raison d’actions militaires russes.
A-t-on raison de s’inquiéter? Pourquoi la Russie voulait-elle mettre la main sur cette centrale?
Ce n’est pas l’aspect nucléaire de la centrale qui en fait une cible de choix pour les Russes, insiste Éric Ouellet, professeur spécialisé en commandement militaire stratégie et en prise de décision au Collège des Forces canadiennes.
#UPDATE : Autre de du feu en cours à l'intérieur de la centrale nucléaire de Zaporijia.
— Neurone Intelligence (@NeuroneIntel) March 4, 2022
Difficile de dire ce qui brûle. L'armée russe prend d'assaut le complexe dans lequel sont positionnés des soldats ukrainiens pour défendre la position.pic.twitter.com/qKVXTpsVBh
«Ce qu’il faut comprendre, c’est que les Russes se sont emparés d’une source importante de production d’électricité, et il y a une grande utilité militaire à le faire. Je ne crois vraiment pas qu’ils aient considéré l’endommager sérieusement», explique-t-il.
Il faut savoir que la centrale a une capacité de production énorme. Son potentiel est de 6000 mégawatts, ce qui est suffisant pour fournir de l’électricité à environ quatre millions de foyers.
• À lire aussi: Poutine c. Zelensky, ou la bataille entre un ex-officier du KGB et un ex-humoriste
Un impact sur les communications
Le contrôle de cette centrale va aussi permettre aux Russes d'avoir une mainmise sur les communications dans le pays, notamment sur les communications entre le gouvernement ukrainien et l’armée.
«S’il n’y a plus d’électricité, on ne peut plus utiliser les téléphones cellulaires après un certain temps, même chose pour les ordinateurs. Les tours de télécommunication ne sont pas toutes munies de génératrices, donc les services pourraient être perturbés dans plusieurs régions», avance M. Ouellet.
Ce n'est pas tout. Les hôpitaux et les usines de traitement des eaux, qui ont besoin de courant pour fonctionner, pourraient aussi être touchés.
Pour toutes ces raisons, Moscou pourra se servir du contrôle de la centrale de Zaporijjia comme d'un levier dans ses négociations avec Kyïv, soutient M. Ouellet.
Comment on s'empare d'une centrale?
«Nombre de ces installations, ce sont les Soviétiques qui ont planifié leur construction, ils ont les plans à Moscou», rappelle une source militaire française sous couvert d’anonymat. Sur place, «ils peuvent acheminer leurs équipes d’ingénieurs pour s’occuper de la centrale», estime-t-elle.
Ou bien ils peuvent contraindre les équipes en place à rester, comme c’est le cas à la centrale de Tchernobyl, selon l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA). Sur le site de la pire catastrophe nucléaire au monde (en 1986), dont l’armée russe s’est emparée aux premières heures de son assaut, plus de 200 personnes, du personnel de maintenance et de sécurité, sont interdites de sortie depuis le 24 février, selon l’AIEA.
«Les Russes sont arrivés alors que l’équipe de nuit terminait son service et l’équipe de jour n’a pas eu le droit de revenir » à Tchernobyl, raconte Natacha, qui témoigne sous un faux prénom car son père fait partie des techniciens enfermés.
Mais le travail des deux équipes est très compartimenté et celle de nuit n’a notamment «pas accès aux données» de «la piscine où est stocké le combustible nucléaire» de la centrale qui, s’il n’est pas maintenu dans des conditions optimales, «pourrait générer un risque, comme une explosion locale», s’effraie-t-elle.
«Certains commencent à craquer», affirme Natacha.
Quels sont les risques?
La prise de Zaporizhzhia a fait trembler le monde car elle s’est accompagnée de tirs et de dégâts sur la centrale.
Impossible pour l’instant de savoir si les frappes ont été volontaires ou s’il s’agissait d’une bavure, qui apparemment n’a pas touché d’édifice critique.
«On a l’impression qu’il n’y avait pas de volonté de bombarder la centrale, mais pas non plus de faire attention», selon la source militaire française.
Les données les plus récentes montrent que le niveau de radiations est resté «normal», d’après l’AIEA.
Son directeur général Rafael Mariano Grossi a toutefois affiché ses craintes. «C’est une situation sans précédent», s’est-il ému vendredi dernier lors d’une conférence de presse. «Normalement, dans la pratique diplomatique, une manière de s’en sortir est de se référer à ce qui s’est déjà produit. Mais là, nous sommes en territoire complètement inconnu.»
«Il n’y a rien de normal dans ce qui se passe», a-t-il insisté lundi.
Jean-Marc Balencie envisage aussi deux autres types de désastre potentiel dans les centrales: que le personnel ukrainien, se voyant perdu, décide de saborder l’installation, ou que des résistants ukrainiens décident de se venger en visant une centrale nucléaire en Russie.
«On est dans un monde où tout ce qui peut sembler impossible un soir devient bien réel le lendemain», soupire-t-il.
• À lire aussi: 7 choses que vous devez comprendre pour y voir plus clair
• À lire aussi: On a comparé l'armée russe à celles d'autres pays
Vladimir Poutine pourrait-il se servir de la pollution radioactive comme arme?
«Je ne crois pas qu’il soit fou à ce point. M. Poutine est clair dans son intention de s’emparer du pays [et de l'annexer à la Russie], donc ça serait une très mauvaise idée de faire ça. Une fois qu’il y a des dommages sur un réacteur, c’est très difficile à réparer, ça causerait des dégâts importants et Poutine n’a rien à gagner à le faire», analyse-t-il.
Il serait donc hautement improbable que Poutine endommage volontairement la centrale pour fabriquer «des bombes sales» avec les déchets radioactifs.
Est-il possible que les Ukrainiens aient stocké des armes près de la centrale, pensant qu'elle serait intouchable?
«C’est une cible trop évidente, donc non», répond Éric Ouellet.
«Ensuite, ça serait une très mauvaise idée de cacher des armes près d’une centrale nucléaire. Premièrement pour le risque d’accident si l’équipement explose et endommage la centrale, mais aussi parce que, s’il y a une fuite dans la centrale, toutes vos armes vont être radioactives, donc vous allez les perdre. Ça va être très dangereux d’aller les chercher», conclut-il.