Pénurie de main-d'oeuvre: et si on émettait des permis de travail à la frontière?
Anne-Lovely Etienne
L’idée que des immigrants qui habitent déjà au Québec doivent patienter si longtemps avant de pouvoir travailler est difficile à comprendre, puisque ça ne bénéficie ni à eux ni à la société en général. On a posé plusieurs questions à des experts pour comprendre ce qui explique la situation – et surtout comment améliorer les choses.
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Qu’est-ce que ça prend pour travailler au Québec?
Une fois arrivé au pays, un immigrant doit détenir un permis de travail pour avoir le droit d’occuper un emploi. Sinon, c’est illégal de travailler: il lui faut trouver une autre façon de subvenir à ses besoins, par exemple en étant épaulé par un proche ou en touchant des compensations gouvernementales.
La période d’attente du permis de travail n’est pas agréable pour la plupart des immigrants, puisque les montants qu’ils touchent en attendant sont souvent faibles, que ça ralentit leur intégration dans la société et que ce n’est pas très valorisant.
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Combien de temps ça prend?
C’est difficile de répondre à cette question, puisqu’il y a tout un tas de cheminements différents avec des délais qui varient. Un calculateur disponible sur le site du gouvernement permet d'avoir une idée des délais selon les diverses situations.
Mais devoir patienter plusieurs mois, c’est monnaie courante, surtout pour les gens qui souhaitent venir vivre au pays pour une durée indéterminée.
Stéphan Handfield, avocat spécialisé en droit de l’immigration depuis les 30 dernières années, observe une augmentation importante des délais d’attente. Par exemple, pour un demandeur d’asile, il comptait en 2017 un délai d’attente allant de 6 semaines à 3 mois pour l’obtention d’un permis de travail. Aujourd’hui, les délais sont plutôt autour de 12 à 14 mois.
Les travailleurs étrangers qui appliquent pour un permis de travail temporaire doivent attendre moins longtemps. Mais tout dépendant du pays, les durées peuvent varier énormément. Par exemple, le calculateur du gouvernement indique qu’un travailleur étranger venant du Guatemala ou du Mexique devra patienter seulement 3 semaines avant le traitement de son dossier, tandis que pour une personne qui vient de de Grèce, ça sera 12 semaines.
Les étudiants internationaux, de leur côté, n’ont le droit de travailler que lorsqu’ils ont commencé leur programme d’études, pas avant.
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Pourquoi c’est aussi long?
Selon les spécialistes que nous avons consultés, c’est principalement des raisons administratives qui expliquent les longs délais d’attente avant d’obtenir des permis de travail.
Il y a d’abord le nombre important de demandes qui sont faites chaque année. La charge est énorme au sein du ministère de l’Immigration, qui a par exemple dû rendre 2 millions de décisions en 2021.
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L’aspect bureaucratique n’est pas simple non plus: il existe tout un tas de programmes différents, et pour plusieurs d’entre eux, il faut faire des démarches à la fois auprès du gouvernement fédéral et du gouvernement provincial quand on souhaite venir travailler au Québec.
«C’est un système à deux vitesses : il y a un traitement au niveau du Québec, mais aussi toutes les démarches du côté fédéral. Il y a une tension entre Ottawa et Québec. Ottawa dit que c’est Québec qui traîne et Québec dit que c’est Ottawa», résume Catherine Xhardez, politologue spécialisée en immigration et professeure adjointe au département de politique de l’Université de Montréal.
Elle avance d’ailleurs qu’au Québec, les délais en matière d’immigration sont plus longs qu’ailleurs au Canada.
Autre raison qui explique la lenteur des émissions de permis de travail: la complexité des demandes en ligne sur le portail d’Immigration Canada. «Ça fonctionne une fois sur cinq. C’est un système informatique qui bogue et qui plante tout le temps, pour une question d’un accent ou d’une majuscule. C’est un problème qui occasionne des longs délais», constate Me Handfield.
«J’en ai discuté avec des collègues qui sont des avocats d’expérience et qui ont décidé de laisser tomber les demandes d’asile ou de réunification familiale parce que c’est trop compliqué», poursuit celui qui croit que ce système devrait être revu.
Il y a quand même du progrès. Par exemple, la semaine dernière, Immigration Canada a allégé une étape du processus d’obtention de permis de travail pour les demandeurs d’asile. Ceux-ci peuvent dorénavant obtenir un document précis (le document de demandeur d’asile, alias le DDA), grâce à une procédure en ligne plutôt que d’attendre une rencontre en personne, ce qui devrait réduire les délais totaux d’obtention du permis de travail.
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Toutefois, selon Me Handfield, c’est loin d’être assez pour régler le fond du problème.
«Là où j’ai un malaise, c’est que les agents sont déjà débordés par le travail qu’ils ont à faire avec le nombre de dossiers qu’ils ont à traiter et là, on vient de leur donner une charge supplémentaire. Vont-ils avoir le temps nécessaire de le faire? Va-t-on créer un autre problème de délai ailleurs?» soulève-t-il.
Ça prendrait donc un gros coup de barre pour régler le problème.
Pourrait-on émettre les permis automatiquement?
À partir du moment où une personne a le droit de se trouver au pays, elle devrait automatiquement travailler, croient certains. Un permis de travail temporaire pourrait être émis directement à la frontière.
«Les services frontaliers possèdent les compétences et le pouvoir de livrer des permis de travail. Encore faut-il donner des directives, concernant les demandeurs d’asile, mais ce serait tellement plus simple: pièce d’identité, est-ce qu’il y a un mandat d’arrestation contre cette personne... Si tout est beau, donnez un permis de travail de deux ans», avance Me Handfield.
«De toute façon, le gouvernement est très au courant que ces gens qui arrivent ne se tournent pas les pouces en attendant leur audience pour la résidence permanente», dit-il, faisant référence au fait que plusieurs se tournent vers le travail au noir. «Pourquoi donc ne pas leur donner le permis de travail à leur arrivée?», se questionne-t-il.
Pourquoi les Ukrainiens ont pu s’intégrer aussi rapidement?
On lit souvent dans les journaux des histoires de réfugiés ukrainiens qui ont fui leur pays en raison de la guerre avec la Russie et qui ont presque immédiatement trouvé du travail en arrivant ici.
C’est que le gouvernement peut décider de mettre sur pied des programmes spéciaux, comme dans ce cas-ci, ce qui fait en sorte que les demandes sont priorisées.
«Toutefois, Immigration Canada n’embauche pas de ressources supplémentaires. Ils ne font que déplacer leurs ressources et cela occasionne des situations de crise comme des dossiers qui s’accumulent», indique Me Handfield.
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Les employeurs peuvent-ils aider?
Les employeurs qui tentent de recruter à l'étranger ont aussi des défis à relever.
Kynara Lubin est conseillère en immigration au sein d’une compagnie de renommée internationale d’innovation et de technologies. Alors qu’elle tente de recruter un employé qui vient de l’Allemagne pour combler un poste, elle se bute à la bureaucratie trop lourde.
«Malgré qu’il soit le plus qualifié et que nous l’avons cherché longtemps, pour l’embaucher, nous devons réafficher l’offre d’emploi sur quatre sites de recrutement approuvés par Service Canada», raconte la conseillère trentenaire de Montréal.
«Ceci afin de démontrer que nous avons tenté de combler le poste localement et que nous avons tout mis en œuvre pour trouver un Canadien. Ce processus dure environ trois à quatre mois», explique-t-elle.
Ce processus s’appelle l’étude d'impact sur le marché. C’est une étape obligatoire pour s’assurer qu’il n’y a pas de Canadien qui serait disponible pour combler le poste affiché.
Une fois ces preuves effectuées, les démarches ne sont pas terminées: l’employeur doit passer une entrevue corsée avec un analyste de Service Canada, doit repasser les preuves écrites et par la suite, l'émission d’un permis de travail peut prendre jusqu’à six mois.
C’est très long, quand on tente de recruter quelqu’un qui a envie de venir s’installer au Québec et qu’on ne veut pas le perdre!
Ces démarches de recrutement coûtent très chers aux entreprises québécoises, qui espèrent embaucher des travailleurs qualifiés prêts à travailler.
«Ça peut coûter entre 10 000$ et 15 000$ seulement pour les frais reliés au processus d’embauche, c’est-à-dire les frais de l’agence de recrutement et des frais d’administration interne», confie Philippe-Antoine Defoy, propriétaire de Popeye’s Suppléments Québec et Maritimes, qui doit se tourner vers l’international pour son recrutement.
«Je fais affaire avec une agence de recrutement qui s’occupe des papiers et qui s’assure que l’employé recruté s’exprime parfaitement en français. Et on s’occupe du reste : billet d’avion, logement, ameublement ou même un manteau d’hiver», dévoile M. Defoy.
Les autres difficultés
Même une fois qu’une personne a un permis de travail, il reste essentiellement deux difficultés administratives à surmonter. Celles-ci sont plus ou moins difficiles, tout dépendant des langues parlées et du pays de provenance.
1. Avoir accès à des cours de français
Les cours de français ne sont pas accessibles à tous, malgré la position du gouvernement caquiste sur l’importance de l’apprentissage du français pour les immigrants.
Rappelons qu’au Québec, la loi oblige toutes les entreprises de 50 employés et plus à utiliser le français à tous les niveaux de l’entreprise, un seuil qui s’étendra aussi aux entreprises de 25 employés et plus à partir de 2025. Les clients doivent toujours pouvoir être servis et informés en français.
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Pour occuper énormément d’emplois, c’est donc primordial de savoir parler français.
«Malgré la volonté [des immigrants d’apprendre le français], il y a un véritable problème, car il y a peu d’accès aux classes de français. Les cours ne sont que disponibles par session et il faut attendre que les places soient libres», évalue Me Handfield, qui suggère aux immigrants qui le peuvent d’apprendre le français avant d’arriver au pays.
C’est sans compter le fait que six mois après l’arrivée d’un immigrant au Québec, le gouvernement se met à communiquer avec lui en français uniquement, stipule la nouvelle loi 96.
Pour Vincent Durieux, cofondateur et gestionnaire de l’organisme sans but lucratif Le Pont, une maison d’accueil qui ouvre ses portes aux demandeurs d’asile, il faut absolument trouver une façon qu’il y ait plus de disponibilités dans les classes de francisation.
2. Faire reconnaître ses études et l’expérience de travail
Les diplômes et l’expérience de travail acquis à l’étranger ne sont pas toujours faciles à faire reconnaître en arrivant au pays. C’est surtout vrai pour les immigrants dont le métier est, au Québec, réglementé par un ordre professionnel, comme les médecins, infirmières, ingénieurs, avocats, etc.
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Le gouvernement est au courant et a mis en place à la fin de 2021 un plan pour améliorer la reconnaissance des personnes immigrantes. Celui-ci donne notamment des outils aux ordres professionnels pour les encourager à accélérer la reconnaissance des compétences acquises à l’étranger et permet un soutien financier pour les personnes immigrantes en démarche de reconnaissance des compétences.
Sur le terrain, les intervenants à qui nous avons parlé constatent que les longues démarches sont décourageantes pour plusieurs personnes qui occupaient un emploi dans leur pays d’origine mais qui ne peuvent plus continuer à le faire ici.
«On reçoit des personnes de différentes avenues dont des professionnels comme des ingénieurs, des médecins, des avocats, et ces gens sont formés avec tous les diplômes imaginables. Le hic, c’est qu’on ne reconnaît pas leurs acquis. On ne reconnaît pas non plus leurs nombreuses années d’expérience et pour beaucoup, ça veut dire recommencer à zéro», constate Vincent Durieux.
Même son de cloche du côté d’Amanda Mélissa Cameau, conseillère académique du Centre scolaire pour adultes James Lyng à Montréal. L’endroit accueille une majorité de nouveaux citoyens canadiens, des résidents permanents et des réfugiés, dont les connaissances mathématiques, français et anglais sont évaluées à leur arrivée ici.
«Selon ce que l’étudiant veut poursuivre comme démarche, cela peut prendre un an ou deux car, pour obtenir un diplôme d’études secondaires du Québec il faut 54 crédits. Pour la plupart, leur diplôme de leur pays d’origine n’est pas reconnu ici et on ne leur accorde que 22 crédits», remarque-t-elle.