On peut souffrir d’anorexie sans être mince
Sarah-Florence Benjamin
Pendant près d’un an, Marie-Joëlle ne mangeait pratiquement rien, sans que son poids ne devienne alarmant. Elle souffrait d’anorexie «atypique», un trouble alimentaire encore méconnu qui touche jusqu’à 2,8% des femmes dans la vingtaine, comparativement à 0,8% pour l’anorexie que tout le monde connaît.
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«Je mangeais une toast le matin ou peut-être une galette d’avoine pendant la journée», se souvient-elle.
Alors qu’elle était en troisième et quatrième secondaire, elle avait une phobie de vomir qui lui faisait craindre de manger plus. «Je ne faisais pas ça pour perdre du poids, mais je me disais que si je maigrissais, ça serait un bonus. Je n’aimais pas mon corps», confie la femme aujourd’hui dans la vingtaine.
Même si elle a perdu une vingtaine de livres en un an et demi, le poids de Marie-Joëlle était considéré comme normal pour sa taille et son âge. Ce n’est que des années plus tard qu’elle a réalisé avoir souffert d’anorexie atypique.
Ce trouble alimentaire présente tous les symptômes de l’anorexie mentale, sauf un: un poids significativement bas. Il a fait son entrée dans le DSM, l’ouvrage de référence de l'Association américaine de psychiatrie, en 2013.
Même si les personnes souffrant d’anorexie «atypique» se retiennent de manger, éliminent la nourriture ingurgitée ou font de l’exercice à outrance, elles ne perdent pas suffisamment de poids pour que ce dernier soit jugé anormal. Parfois, certaines personnes qui en souffrent sont même considérées en surpoids.
Il faut savoir que, lors de privations alimentaires, le corps emploie des stratégies pour conserver de l’énergie et maintenir les fonctions vitales, comme celle de ralentir le métabolisme. C’est ce qui peut expliquer que certaines personnes ne perdent pas de poids, même en mangeant très peu.
Atypique, vraiment?
Bien qu’elle demeure méconnue, l’anorexie atypique n’a rien d’atypique. C’est même tout le contraire: trois fois plus de personnes souffriraient d’anorexie atypique que d’anorexie mentale typique, avancent des études américaines.
Selon ces mêmes études, environ 4,9% de la population féminine sera atteint d’anorexie atypique à un moment dans sa vie. Cette proportion grimpe à 7,5% chez les personnes non binaires. Ce trouble alimentaire toucherait finalement 1,2% des hommes.
Le coordinateur clinique chez Anorexie et boulimie Québec (ANEB), Jérôme Tremblay, est clair à ce sujet: l’anorexie atypique n’est pas moins grave que l’anorexie mentale.
«Ce sont des gens qui, physiologiquement, ne peuvent pas se rendre à un poids très bas ou des personnes en surpoids qui ont une perte de poids significative qui les amène en dénutrition, explique-t-il. Le risque de défaillance d’organes ou de problèmes cardiaques est aussi grand.»
Dans 40% des cas d’anorexie atypique, l’hospitalisation est même nécessaire, lorsqu’une personne se retrouve dans un état de dénutrition avancée, poursuit Jérôme Tremblay.
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Accès difficile au diagnostic et aux traitements
Lorsqu’elle souffrait d’anorexie, Marie-Joëlle en subissait les impacts au quotidien.
«J’avais la nausée tout le temps, j’étais irritable, je n’arrivais plus à me concentrer ou à dormir», raconte la jeune femme.
Pourtant, elle n’en a jamais parlé à son médecin.
«Je ne pensais pas qu’on allait me prendre au sérieux. Je ne réalisais pas non plus ce que c’était. Tout le monde autour de moi se trouvait gros, je ne pensais pas que mon cas était spécial», mentionne celle qui a finalement reçu le soutien d’une psychologue pour redéfinir sa relation avec la nourriture.
Marie-Joëlle n'est pas la seule à avoir tardé à demander de l’aide. D’après un sondage mené en 2020 à l’Université de Denver aux États-Unis, les personnes souffrant d’anorexie atypique mettent 11,6 ans en moyenne à aller chercher de l’aide.
Et lorsque ces personnes se décident enfin à le faire, leur poids ou leur apparence physique les empêche souvent d’être diagnostiquées ou traitées adéquatement.
Pour les personnes considérées en surpoids, c’est encore pire. Non seulement des professionnels de la santé peuvent les encourager à maigrir encore davantage, mais elles mettent en moyenne 10 mois de plus pour recevoir un diagnostic d’anorexie, révèle une étude publiée dans le Journal of Adolescent Health.
«Ces gens-là souffrent en silence parce qu’on ne prend pas ce qu’elles vivent au sérieux à cause de leur poids», regrette Jérôme Tremblay, qui souhaite voir les préjugés et les idées préconçues sur l’anorexie tomber.
«Il faut arrêter d’associer automatiquement les troubles alimentaires à l’extrême maigreur et un désir d’être mince. Il faut aussi cesser de croire que ça ne touche que les femmes», conclut-il.