«Nymphomane», «chatte en chaleur»: pourquoi une femme qui a une vie sexuelle active, comme Emmanuelle dans STAT, dérange?

Andrea Lubeck
Cheffe de l’urgence à l’hôpital Saint-Vincent, Emmanuelle St-Cyr, le personnage principal de la quotidienne STAT incarné par Suzanne Clément, enchaîne les conquêtes. Les téléspectateurs ne se gênent pas pour commenter la sexualité décomplexée de cette femme accomplie, allant jusqu’à la qualifier de «nymphomane» ou de «chatte en chaleur». Mais qu’est-ce qui dérange autant?
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Dans un extrait diffusé sur la page Facebook de l’émission, on peut voir Emmanuelle faire des avances à son collègue urgentologue Marco, sans passer à l’acte. On comprend qu’elle utilise la sexualité comme manière d’évacuer du stress.
Il n’en fallait pas moins aux téléspectateurs pour se prononcer sur sa vie sexuelle.

Si cette scène a tant dérangé, c’est notamment parce qu’elle ne répond pas à l’idée qu’on se fait des relations entre les hommes et les femmes.
Dans la vie comme à la télévision, ces relations doivent en effet suivre un «script» et, de préférence, le script hétérosexuel, explique Anne Martine Parent, professeure de littérature à l’Université du Québec à Chicoutimi (UQAC).
«Dans ce script relationnel, la personne qui fait les avances, c’est l’homme. La femme est celle qui est en attente, qui est désirée. Donc quand on a un personnage [féminin] qui prend en main sa sexualité, qui en est maître, ça ne rentre pas dans le script dominant et ça choque», poursuit-elle.
D’autant plus que jusqu’à tout récemment, l’image de la vie sexuelle des femmes devait correspondre à l’un de trois modèles: le modèle de la mère – qui utilise la sexualité pour la survie de l’espèce –, celui de la vierge – qui revendique l’aspect sacré du corps de la femme – ou celui de la putain – qui fait de l’argent avec sa sexualité et qui contribue au désir des hommes –, détaille Sylvie Genest, anthropologue et professeure à la Faculté des arts de l’UQAM.
«Ces modèles continuent à être pratiqués, enseignés et représentés dans la culture. Mais Emmanuelle ne correspond à aucun d’entre eux et ce nouveau modèle de femme présenté dans ce téléroman dérange», ajoute-t-elle.

Avant Saint-Vincent, Sex and the City...
STAT est loin d’être la première série à présenter des personnages féminins qui sortent de ce carcan. La série américaine Sex and the City, diffusée à la fin des années 1990, incarne l’un des premiers – et plus populaires – exemple de ce phénomène, mentionne Anne Martine Parent.
«L’arrivée des chaînes spécialisées, comme HBO ou Netflix, ont contribué à accélérer la représentation des femmes en contrôle de leur sexualité dans des séries plus nichées, pour un public plus niché, puisqu’elles ne sont pas soumises aux mêmes contraintes de censure [que les chaînes généralistes]», poursuit celle qui a mené des projets d’étude sur la représentation de la sexualité des femmes à la télévision.
Ainsi, ce qui détonne dans STAT, ce n’est pas nécessairement la représentation d’une femme de carrière accomplie qui a une sexualité décomplexée, mais plutôt que cette image soit présentée sur une chaîne grand public à heure de grande écoute.
Du slutshaming?
Le Conseil du statut de la femme désigne le slutshaming comme étant «le fait de critiquer, stigmatiser, culpabiliser ou encore déconsidérer toute femme dont l’attitude, le comportement ou l’aspect physique sont jugés provocants, trop sexuel ou immoraux».
Les commentaires des téléspectateurs sur la sexualité d’Emmanuelle St-Cyr en constituent-ils?
Selon Sylvie Genest, on n’a pas affaire à du slutshaming, parce que les commentaires sont plutôt «banals». «Ce sont des commentaires redondants avec ce que l’on entend habituellement à propos des rôles féminins, avec assez peu de profondeur d’analyse», dit-elle.

Or, si le personnage d’Emmanuelle était un homme, il ne ferait pas l’objet des mêmes commentaires, croit Anne Martine Parent. C'est le fameux double standard.
«Il y a tellement de personnages masculins qui multiplient les conquêtes. Ça peut choquer certaines personnes, mais, en général, ça entre dans les normes de la masculinité.»
Grâce aux femmes derrière la caméra
La sexualité d’Emmanuelle ne représente qu’un aspect de sa vie; elle n’entre pas en contradiction avec sa réussite sociale et ne vient pas d’une frustration ou d’une personne déséquilibrée. En ce sens, Sylvie Genest se réjouit de la richesse du personnage, «qui assume le caractère professionnel, maternel et sexuel de son identité sans être sexualisée dans son habillement, son maquillage et son rapport aux hommes».
«L’autrice [Marie-Andrée Labbé] a bien fait son travail d’amener une complexité à un personnage qui pourrait être complètement plat», dit-elle.
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D’ailleurs, le fait que les femmes occupent de plus en plus des rôles derrière la caméra – au scénario, à la production ou à la réalisation – contribue à ce que l’on voie une plus grande variété de modèles de femmes, se réjouit Anne Martine Parent.
«C’est sûr que la vie sexuelle des femmes dans la vie est plus complexe que les modèles que l’on voit à la télé. Mais le fait de voir des personnages comme Emmanuelle adopter le même comportement influence et détermine ce qu’on trouve normal ou anormal, bien ou mal. Ça peut changer notre manière de voir les choses.»