Possible invasion russe: des Ukrainiens nous confient avoir peur et se sentir abandonnés
Gabriel Ouimet et Mathieu Carbasse
Pertes de civils et exode de millions de personnes, recul de la démocratie, pénuries alimentaires ou encore manque d’accès à l’eau et à l’électricité: face au scénario de plus en plus probable d’une invasion russe, l’inquiétude gagne du terrain chez les Ukrainiens. Le 24 heures a recueilli leurs témoignages.
Depuis le mois de novembre 2021, les combats s’intensifient entre l’armée ukrainienne et les séparatistes prorusses dans la région du Donbass, dans l’est de l’Ukraine. Récemment, 100 000 militaires russes ont même été déployés à la frontière russo-ukrainienne, laissant craindre, au sein de la communauté internationale, l’imminence d’une invasion russe.
Face à ce regain de tension, la responsable de la Croix-Rouge ukrainienne, Mirella Hodeib, tire d’ailleurs le signal d’alarme dans un courriel qu’elle nous a fait parvenir.
«Au moment où je vous écris, des centaines de milliers de personnes vivant à proximité de la ligne de front souffrent d'un accès perturbé à la nourriture, à l'eau et à l'électricité. Des milliers de personnes, civils et combattants ont été tués ou blessés au cours du conflit, qui continue chaque jour de faire de nouvelles victimes. Des centaines de personnes sont toujours à la recherche des membres de leur famille disparus. Le coût humain des hostilités actives dans les zones densément peuplées est immense», explique-t-elle.
Une invasion russe, motivée par la volonté de Moscou de conserver son influence en Ukraine, risque donc de provoquer un coût humain colossal dans ce pays de 44 millions d’habitants.
Face à cette situation critique, nous avons recueilli des témoignages d’Ukrainiens pour comprendre comment ils envisagent la suite des choses, et quels impacts une invasion russe pourrait avoir sur leur vie.
• À lire aussi: Ukraine-Russie: une guerre est-elle inévitable?
«Notre gouvernement doit nous protéger, mais nous ne lui faisons pas confiance» - Alexandra Mishnya, 20 ans
Originaire de Kiev, Alexandra est étudiante en marketing à l’Université nationale «Académie Mohyla de Kiev». Depuis deux semaines, elle sent un vent de peur, venu de l’est, souffler sur la capitale ukrainienne.
«La situation ici est très tendue. Nous avons l’impression que même si tout va bien aujourd’hui, la guerre peut éclater demain. Nous avons peur car nous nous sentons abandonnés. Nous voyons que les pays occidentaux rapatrient les familles de leurs diplomates. Pour nous, c’est terrible. S’ils ont peur pour eux, cela veut dire qu’ils s’attendent au pire. Qu’est-ce qu’ils savent que nous ne savons pas ?
Notre gouvernement ne nous donne aucune information, aucune directive. Nous ne savons pas quoi faire, ni où aller ni vers qui nous tourner si des attaques éclatent. C’est insoutenable. Notre gouvernement doit nous protéger, mais nous ne lui faisons pas confiance. Nous entendons même que des hauts placés ont commencé à envoyer leur famille à l’étranger, alors que dans le pays, on fait comme si de rien était. D’ailleurs malgré la situation, la majorité de la population demeure calme parce que l’information nous arrive au compte-goutte. On commence tout juste à entendre parler de la possibilité d’une attaque russe dans les médias.
De mon côté, je ne veux pas fuir mon pays, je ne veux pas laisser ma famille et mes amis. Si des attaques surviennent, nous allons fuir vers l’ouest pour nous éloigner de la Russie car nous ne croyons pas que les Russes s’intéressent à cette partie du pays. Nous sommes prêts à nous déplacer.»
«Poutine ne se limitera pas à l’Ukraine» - Vassyl Shur, 62 ans
Né en 1959 dans l’ouest de Ukraine, un territoire historiquement antirusse, Vassyl a suivi des études supérieures en agronomie avant de travailler dans un kolkhoze (exploitation agricole collective typique de l’URSS) jusqu’à 1991. Après la chute de l’Union soviétique, il a monté sa propre entreprise. Aujourd’hui à la retraite, il vit dans la petite ville de Ksaverivka, à environ deux heures de route au sud de Kiev.
«On a peur de la Russie, c’est un grand monstre qui veut rétablir son ancien pouvoir et revenir à l'époque de l’URSS. Il veut de nouveau que tout le monde s’incline devant lui, que tout le monde travaille pour lui.
Si les Russes envahissent l'Ukraine, ils commenceront par serrer les vis au niveau politique. Où sera notre démocratie, fragile, qu’on a construite depuis notre indépendance, il y a 30 ans ? Et nos relations avec l’Europe et les autres démocraties ? Tout partira en fumé. Les Russes risquent d’instaurer un régime totalitaire comme en Russie.
Vladimir Poutine est imprévisible, on ne peut pas prévoir ni ses réactions ni l'ampleur de ses actions. Mais s’il sent la faiblesse d'Europe et si la communauté internationale n’aide pas l’Ukraine (financièrement ou en envoyant des armes), dans trois jours, Poutine sera à Varsovie... Ce que je veux dire c’est qu’il ne se limitera pas à l’Ukraine.
Les discours de la communauté internationale du type : "nous sommes très préoccupés par la situation et les tensions entre l'Ukraine et la Russie" ne nous aideront pas. Les paroles et les sanctions contre la Russie ne font absolument rien, il faut une aide plus concrète. Elle commence à arriver, mais je ne pense pas qu'à ce jour elle soit suffisante. La communauté internationale doit montrer sa force.
Si en 2014, on avait été aidé par la communauté internationale, la Russie ne serait pas à nos frontières et surtout, elle n'aurait pas pu annexer la Crimée. Vous imaginez, l’annexion de la Crimée s’est faite sans aucune balle tirée. Et même si la communauté internationale ne reconnaît pas la Crimée comme territoire Russe, la Russie s’en tire très bien aujourd’hui en y installant des bases militaires...
On voit clairement que l’Europe n’est pas unie, c’est le plus qu'inquiétant. On a l’impression que l’Allemagne joue aussi en faveur de la Russie, car elle veut continuer d’importer le gaz russe et le distribuer dans le reste de l’Europe. L’Allemagne a ses propres intérêts et, en conséquence, elle freine les livraisons d’aide en provenance d’autres pays européens.»
«Il risque d’y avoir un énorme déplacement de population» - Micheal Shwec
Président du conseil québécois du Congrès des Ukrainiens Canadiens, Michael Shwec est né à Montréal de parents ukrainiens. Il s’exprime au nom des Ukrainiens du Canada pour demander au gouvernement canadien d’agir rapidement afin de freiner la progression russe.
«Je reçois des témoignages de partout au Canada, les gens sont en contact constant avec leurs proches là-bas. Nous sommes extrêmement inquiets et c’est très difficile à vivre. Nous sentons que la tension est à son comble présentement. Il y a beaucoup d’incertitude. Les gens sur place se demandent comment c’est possible que quelqu’un chose comme ça se produise en 2022 ?
Nous avons espoir en la diplomatie, mais la Russie ne joue pas avec les mêmes règles que l’Ouest. Les gens le savent, donc nous commençons à recevoir des demandes d’aide de nos familles en sol ukrainien. Ils veulent que notre pays les aide à se défendre. Ils ont besoin d’armes. Le Canada a les armes et la technologie pour le faire. Il ne faut surtout pas attendre, il faut les aider tout de suite, avant que la Russie n’entre en Ukraine. Après, il sera trop tard. C’est notre demande à notre gouvernement, mais aussi à ceux des autres pays.
Si la guerre n’éclate pas aujourd’hui, ce sera la semaine prochaine et quand ça arrivera, les besoins seront gigantesques. Il risque d’y avoir un énorme déplacement de population, 5 à 10 millions de personnes pourraient fuir. Qu’est-ce qui va arriver à ces gens-là ? Ils vont demander de l’aide humanitaire, ils vont nous demander de les aider. Il faut que notre pays et ses alliés soient prêts à répondre rapidement. Le système d’immigration actuel n’est pas prêt à affronter une telle demande. On n’a rien vécu de tel depuis la Deuxième Guerre mondiale. Malheureusement, l’histoire se répète.»