Narcos PQ: la cocaïne entre en première classe sur Air Canada
Sinaloa basé en Colombie révèle qu’il utilise «régulièrement» ce stratagème, dans un nouveau livre de notre Bureau d’enquête
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Eric Thibault, Marc Sandreschi et Félix Séguin
Les cartels sud-américains de la drogue utilisent des vols d’Air Canada qui partent de Colombie en direction de Montréal et de Toronto pour faire entrer clandestinement au pays des centaines de kilos de cocaïne par année.
C’est ce qu’a appris à notre Bureau d’enquête un narcotrafiquant du cartel de Sinaloa en jurant qu’il expédie «régulièrement» des cargaisons de coke sur des avions d’Air Canada assurant la liaison entre la capitale colombienne, Bogota, avec Montréal et Toronto.
- Écoutez le segment judiciaire avec Félix Séguin diffusé chaque jour en direct 8 h 35 via QUB radio :
Il s’agit d’une des révélations étonnantes contenues dans le livre Narcos PQ – La route de la cocaïne, de la Colombie à nos rues, un collectif écrit par les journalistes de notre Bureau d’enquête et paru cette semaine.


«Avant [2020], il n’y avait pas de vols Air Canada directs entre Bogota et Montréal. Mais dès que ça a commencé, on a starté la machine. Parce que c’est très facile», nous a assuré ce prolifique narcotrafiquant basé en Colombie, mais qui a déjà vécu dans la région de Montréal.

IL A AVISÉ LA GRC
Ce criminel, qui affirme ne pas être le seul exportateur de coke à utiliser ce stratagème, affirme également que la Gendarmerie royale du Canada (GRC) en serait au courant. Mais il déplore qu’elle ne bouge pas plus souvent.
- Écoutez l'entrevue avec Philippe Paul à l’émission de Philippe-Vincent Foisy diffusée chaque jour en direct 7 h 45 via QUB radio :
C’est que ce trafiquant qui aime jouer dangereusement agit aussi comme informateur de police et il collabore en secret avec la GRC.
«Pour quelques envois de produit [cocaïne] qu’on a faits, je leur ai même envoyé des vidéos. J’avais expliqué qui étaient les gars qui travaillaient à l’aéro- port de Toronto et qui devaient ramasser le produit», a expliqué celui qu’on appelle par le surnom fictif d’Angel afin de protéger son identité.

EMPLOYÉS CORROMPUS
Angel a précisé que chacun des envois de coke par avion pèse «entre 50 et 75 kg maximum», ce qui représente une valeur de 2,5 à 3,75 millions $ sur le marché québécois de la drogue.
La coke est surtout acheminée par fret aérien sur des vols cargo, en la faisant passer pour des marchandises légales, mais elle peut aussi être dissimulée parmi les bagages d’un avion de passagers.
Les narcos doivent pouvoir compter sur la complicité d’employés corrompus dans les aéroports, qui ne travaillent pas nécessairement pour les compagnies aériennes. Ils ont la tâche de charger et de décharger les appareils.
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C’est ce qu’on appelle une «porte» dans le jargon des trafiquants.
Les complices s’échangent alors des textos, des photos ou des vidéos du précieux colis et de l’endroit exact où celui-ci devra être récupéré, «avec le numéro de palette» du chargement, selon Angel.
«La première chose que la “porte” fait quand l’avion arrive, c’est de sortir le produit avant que le monde arrive, a-t-il expliqué. Beaucoup de monde sont impliqués dans ça pour nous. Ils travaillent au ménage dans les aéroports ou mettent la bouffe dans l’avion.»
Les cartels font de même pour exporter leur coke aux États- Unis et en Europe, à partir de plusieurs pays d’Amérique latine, a ajouté notre source qui fait aussi l’objet de l’émission J.E. diffusé ce soir à TVA et en reprise à LCN en fin de semaine.
La compagnie aérienne n’est pas au courant
«Nous n’avons pas connaissance d’enquêtes en cours impliquant les opérations de notre compagnie aérienne en Colombie», a réagi Air Canada en réponse à nos informations.
«En tant que transporteur international de premier plan, Air Canada prend très au sérieux ses responsabilités en vertu des lois canadiennes et étrangères. Nous collaborons pleinement avec les autorités chargées de l’application de la loi au Canada et à l’étranger», a ajouté son service des relations avec les médias dans un courriel à notre Bureau d’enquête.
L’entreprise a également rappelé que «les contrôles de sécurité des passagers, du fret et des bagages, ainsi que d’autres contrôles connexes dans les aéroports et aux frontières, relèvent de la responsabilité de divers niveaux de gouvernement».

QUELQUES PRÉCÉDENTS
La Gendarmerie royale du Canada (GRC) a tout de même mené un certain nombre d’enquêtes antidrogue au pays, ayant permis d’appréhender des employés corrompus de transporteurs aériens dans le passé.


À Toronto, la police fédérale a notamment appréhendé six employés d’Air Canada en 2000 et deux employés de Sunwing en 2019 pour leur participation à des importations de stupéfiants.
À Montréal, l’opération antimafia Colisée de la GRC, en 2006, a aussi fait condamner plusieurs bagagistes et employés d’une compagnie privée qui était mandatée pour assurer des services alimentaires et hygiéniques dans les avions d’Air Canada.


Extraits
Félix et Marc comprennent enfin quelles sont les motivations de ce narco montréalais expatrié au royaume de la cocaïne. Avant de tout arrêter, Angel consent à leur expliquer dans les détails le rôle qu’il joue en Colombie pour approvisionner le Québec en coke. Il va aussi dévoiler les dessous de sa collaboration secrète avec les forces de l’ordre [...], lors d’une rencontre subséquente, lorsque les deux journalistes reviendront en Colombie. Mais aujourd’hui, c’est un autre de ses secrets qu’Angel tient à leur révéler. Et pas le moindre.
Avant de quitter la chambre d’hôtel, il déboutonne sa chemise et commence par exhiber un tatouage sur son épaule gauche : la Santa Muerte, également connue sous le nom de Santisima Muerte. C’est la déesse bien-aimée de la mort, dont les origines remontent à la période préhispanique au Mexique. Les trafiquants mexicains lui vouent un véritable culte.
«Elle nous protège quand on envoie des cargai- sons. Puis aussi, le jour où on va se faire tuer», lance Angel sur un ton résigné, convaincu que son tour viendra un jour. «On sait que ça va arriver un jour, on ne sait juste pas quand», ajoute-t-il d’une voix sereine, avec l’expression d’un homme marqué par la vie qu’il a vécue.
Puis Angel leur montre un dernier symbole qu’il a choisi de se faire dessiner sur l’épaule droite. Un gros tatouage floral pour signifier son apparte- nance à une grande famille. Mais pas n’importe quelle famille : c’est le symbole du cartel de Sinaloa.
«J’ai pris mon tatouage, dit-il en riant. Quand t’as ça, ça montre que t’appartiens direct au cartel. Et que t’es protégé. Veut, veut pas, c’est une famille. Si quelqu’un t’en veut, il va avoir des problèmes. Les seuls qui ont le droit de me tuer, c’est eux autres.»
Félix et Marc sont abasourdis. L’homme qui s’ap- prête à passer aux aveux est non seulement un narcotrafiquant, mais un membre du cartel de Sinaloa, l’un des plus dangereux cartels de la drogue mexicains. Et ce qui rend cette histoire encore plus folle qu’elle ne l’est déjà, c’est qu’il est aussi une taupe pour la GRC et pour le SPVM.
«[...] En vous racontant ma vie, en vous faisant rencontrer le vrai monde et en vous expliquant comment ça marche, les gens vont com- prendre que ça ne se passe pas juste dans les films. Par- fois, je raconte des histoires aux gens et ils ne me croient pas. Mais c’est bien vrai pourtant.»