«Convoi de la liberté»: comment en est-on arrivé à invoquer la Loi sur les mesures d’urgence?
Andrea Lubeck
Cela fait maintenant près de 20 jours que poids lourds et manifestants du «convoi de la liberté» occupent le centre-ville d’Ottawa. Qu’est-ce qui explique qu’on en soit rendu à invoquer la Loi sur les mesures d’urgence? Deux experts analysent ce qui est arrivé.
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Pourquoi les policiers ne sont-ils pas intervenus plus tôt?
Le criminologue Rick Parent s’explique mal que la manifestation devant le parlement, à Ottawa, ait duré si longtemps, alors qu’elle a été déclarée illégale depuis un certain moment et que les manifestants contreviennent à divers règlements municipaux.
«Ce qui est inhabituel, avec cette manifestation, c’est que les policiers ne semblent pas avoir exécuté le plan d’intervention qui a été planifié», souligne-t-il. Il ne pense pas, cependant, que la police ottavienne ait fait du mauvais boulot.
Il estime tout de même que l’absence d’intervention est en quelque sorte justifiée, puisque les manifestants n’auraient commis aucun crime violent ni n'auraient proféré de menaces.
Or de nombreuses publications de résidents d’Ottawa sur les réseaux sociaux témoignent d’altercations avec des manifestants. Catherine McKenney, conseillère municipale du quartier Somerset, qui se trouve au cœur de la manifestation, affirme d’ailleurs avoir reçu des centaines de messages à ce propos.
Un manque de leadership?
Le policier à la retraite Stéphane Wall soutient que la direction du service de police de la capitale a manqué de leadership, tout comme la classe politique. Il qualifie les deux dernières semaines de «flop total».
«Ils les ont laissés s’enraciner, s’installer, prendre leurs aises et occuper tout le territoire. Personne, à la direction de la police, ne s’est dit: “C’est assez, ça fait 24 heures qu’ils sont là, ils ont passé leur message, on va leur donner un ultimatum.” Et c’est probablement pourquoi on a appris la démission du chef de la police d’Ottawa [Peter Sloly]», analyse celui qui se spécialise en usage judicieux de la force.
Malgré la séparation nécessaire des pouvoirs politique et policier, un événement comme le siège du centre-ville d’Ottawa justifie des échanges entre le chef de la police et les gens de la sécurité publique, mentionne M. Wall. Peter Sloly, en fait, n’aurait pas senti qu’il avait l’appui du politique, ce qui expliquerait qu'il n'ait pas donné l’ordre d’intervenir, dit-il.
Le recours à la Loi sur les mesures d’urgence justifié?
Le manque de leadership et le laxisme de la police, en plus de la pression exercée par Washington à la suite du blocage du pont Ambassador, ont mené le gouvernement de Justin Trudeau à invoquer la Loi sur les mesures d’urgence pour la première fois de l’histoire du Canada. Cette loi confère au gouvernement et à la police des pouvoirs élargis pour intervenir.
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Si le Service de police d’Ottawa avait suivi les protocoles à la lettre et s’il avait eu l’appui du politique pour intervenir, on n’en serait pas rendu là, estime Stéphane Wall. Il juge par ailleurs que le recours à la loi est injustifié, puisque les policiers avaient, depuis le début, des remparts pour donner des contraventions ou même procéder à des arrestations.
La présence de poids lourds a-t-elle changé quelque chose?
Il est certain que la présence de gros camions a influencé l’aspect logistique des interventions, croient MM. Wall et Parent. Surtout que des remorqueurs appelés en renfort ont refusé d’apporter leur aide.
«Pour réussir à juguler 300 camions, ça complexifie la logistique de l’opération, affirme Stéphane Wall. Et, actuellement, les remorqueurs ne veulent pas être associés à la police ou au gouvernement, pour ne pas nuire à leur entreprise. C’est donc difficile, pour la police, d’effectuer les remorquages nécessaires.»
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Ce n'est pas tout: les policiers étaient en nombre «nettement insuffisant» pour avoir un effet dissuasif sur les milliers de manifestants présents, ajoute-t-il.
«Quand on voit beaucoup de policiers devant nous, on a moins le goût de brasser les choses et de les affronter. Mais avec le faible nombre d’effectifs à Ottawa, ce phénomène ne se produit pas», relate le policier à la retraite.
Cela pourrait aussi expliquer que le chef de la police d’Ottawa n’ait pu intervenir plus tôt, poursuit M. Wall.
On a pourtant vu la police intervenir – parfois avec force – lors de manifestations liées aux enjeux autochtones ou à des communautés marginalisées. Pourquoi est-ce différent maintenant?
Plusieurs dénoncent les deux poids, deux mesures des forces policières dans leur approche pour contrôler les manifestants du convoi de camionneurs, alors que peu d’arrestations ont été faites et qu’on ne voit pas d’images d’interventions musclées. Pourquoi?
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Selon Rick Parent, c’est parce que la majorité de ceux qui prennent part au convoi sont «des gens ordinaires, des monsieur et madame Tout-le-monde». «Ce ne sont pas des manifestants professionnels, ils ne sont pas activistes, et je pense que c’est une autre dimension inhabituelle qui change la dynamique de la manifestation.»
🇨🇦 #CanadaTruckers Covid mandate protesters flying Nazi flags in Ottawa. Disturbing. When I see such actions, I think of the intentionally:
— Chris Clough (@ChrisCloughOly) January 30, 2022
➡️ Buy the Nazi flag
➡️ Pack the Nazi flag
➡️ Fly the Nazi flag
Left shaking my head at the depths to which fellow humans will devolve. pic.twitter.com/yK0r1J2tvH
Mais la police doit tout de même faire attention aux manifestants d’extrême droite, ceux qui affichent des signes haineux, parce qu’ils sont plus susceptibles d’être armés et d’être organisés, souligne le criminologue.
À quoi ressembleront les prochains jours?
Les résidents d’Ottawa devront s’armer de patience pour quelques jours encore, parce que les interventions ne se font pas du jour au lendemain après que la loi est invoquée, indique Stéphane Wall.
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«Il s’agit de bien planifier la stratégie, préparer la logistique, puis de passer à l’action. Il risque de s’écouler encore plusieurs jours avant que les premières arrestations soient effectuées et que les camions soient remorqués», résume-t-il.
Mercredi matin, le Service de police de la Ville d'Ottawa a néanmoins distribué aux camionneurs stationnés dans le centre-ville un avis écrit leur ordonnant de quitter les lieux «maintenant».
La lettre bilingue précise les conséquences auxquelles s’exposent les camionneurs en restant sur place, notamment en vertu de la Loi fédérale sur les mesures d’urgence.
− Avec Nora T. Lamontagne