Mélissa Désormeaux-Poulin: entre ciel et terre
Emmanuelle Martinez
Elle a toujours été parmi nous. Elle a grandi sous nos yeux. Les héritiers Duval, Incendies, Dédé à travers les brumes, Ramdam, La promesse, Lance et compte, Mensonges... Les noms sont familiers, les rôles très différents car, professionnellement, Mélissa ne fait jamais deux fois la même chose. Son cercle d’intimes, lui, est immuable.
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«C’est bizarre de se rencontrer comme ça. Tu ne pourras pas écrire que je t’ai invitée dans un petit café de quartier! (rires)» Notre conversation vidéo commence ainsi, par un constat un peu triste et une blague qui fait mouche. En 30 ans de carrière, Mélissa en a donné, des entrevues! Cette amorce typique de portrait de magazine, je suis coupable d’en avoir (ab)usé. Je n’écrirai donc pas ce que la comédienne portait ce jour-là ni comment était décorée la pièce derrière elle tandis qu’elle buvait son café (était-ce un thé?). Ce n’est pas que je veuille vous priver de détails mais, bien honnêtement, je ne m’en souviens plus. Le truc, c’est que lorsque ces grands yeux verts et ce sourire immense vous attrapent, ils ne vous lâchent plus. Et de mon bout d’écran, je m’y suis accrochée.
Je m’y suis accrochée parce qu’il était 10h, un mardi de cet interminable mois de janvier glacial et confiné, un mois marqué par la mort de Karim Ouellet et de Jean-Marc Vallée avant lui. Trente minutes avant de se connecter, on apprenait le départ de Gaspard Ulliel. Des vies fauchées. Du talent qui s’envole. En plus des autres vies volées, des fragilités qui affleurent, du ras-le-bol individuel et collectif qui gronde et s’évade par tous les pores. Trop peut-être, mais que voulez-vous, il arrive que la vie déborde des contours. En vérité, quand Mélissa m’a parlé ce matin-là, ça m’a fait du bien. Tout simplement.
2021, un bon cru
«Ce mois de janvier est difficile pour tout le monde, j’ai l’impression. Malgré la pandémie, je m’estime chanceuse: j’ai continué à travailler et à voir du monde. Je pense que c’est ce qui m’a aidée à trouver un équilibre. J’ai eu le sentiment que la vie continuait quand même.» Mélissa a effectivement enchaîné les projets en 2021. Une belle année, faite de retrouvailles et de petites boîtes cochées dans sa liste de souhaits. «J’ai renoué avec deux réalisateurs de ma jeunesse, dont Frédérik D’Amours. Il rêvait de faire une série d’horreur il y a 15 ans déjà, et aujourd’hui, Lac-Noir existe! Ce qui est touchant, c’est que, pour lui, ça a toujours été moi, sa policière. C’est fou quand ce genre de choses arrive dans la vie d’une comédienne.» Lac-Noir est actuellement diffusée sur Club illico. Par ailleurs, Mélissa est à l’affiche d’une autre série, qui est diffusée sur les ondes d’addikTV depuis le 31 mars: Classé secret. Le réalisateur, Stéphan Beaudoin, l’a croisée il y a 25 ans. L’automne dernier, ils se sont retrouvés, aguerris. Il le fallait. Pour la comédienne, ce personnage d’agent secret soupçonné d’être une taupe représentait un gros défi. «C’est mon rôle le plus exigeant à ce jour. On doute d’elle tout le long. C’est son mari – un agent secret lui aussi – qui doit mener l’enquête. Il fallait que j’installe cette ambivalence. Tout ce qu’elle dit peut avoir un double sens, jamais rien ne se lit sur son visage. J’ai adoré ça!»
Le goût des autres
Je suis intriguée. En partie parce qu’il m’est difficile d’imaginer ce visage-là impassible. Quand Mélissa parle, tout s’anime: ses sourcils se soulèvent, sa tête se penche, ses yeux s’agrandissent ou se plissent au rythme de ses intonations. Elle écoute avidement. Elle répond sans détour. Elle aime ça, les rencontres. Elle me raconte d’ailleurs ce besoin de contact humain, ce plaisir d’accéder à la vérité de l’autre. «Je suis extrêmement curieuse, en fait! J’aime rentrer dans le cœur des choses.» L’actrice m’avoue qu’on se confie souvent à elle. On lui dit vite des choses intimes, des sentiments enfouis qu’on s’étonne de voir s’échapper. Elle aime savoir, mais se retient de trop questionner, par peur d’être indiscrète et par respect des limites qu’on a tous. «Je comprends d’autant plus ces limites que moi-même, je ne laisse pas rentrer n’importe qui.» Derrière ce grand sourire avenant qui vous accueille sans jugement, il y a une femme qui met du temps à s’ouvrir «pour vrai» et qui a tendance à s’effacer si on ne va pas la chercher. Ses proches le savent sûrement. Ils la ramènent. Elle les protège. C’est son cocon, son ancre.
Ancrée
«Ramener». Avec «équilibre», c’est un mot que je l’ai entendue prononcer plusieurs fois au cours de notre échange. L’actrice carbure aux défis. Chaque projet qu’elle entame lui fait explorer un registre nouveau et la sort, au moins un peu, de sa zone de confort. Elle s’y investit donc totalement, quitte à se couper du monde. «J’entre dans ma bulle. Mon chum le sait.» Est-elle habitée par son personnage au point d’en être teintée personnellement? «Non. Je suis concentrée sur mes textes, sur la façon de faire vivre mon personnage, mais il ne m’habite pas au-delà du tournage. Je garde un équilibre. C’est ce dont j’ai besoin pour être heureuse, ce qui fait que je parviens non seulement à enchaîner les rôles, mais à garder toute ma tête.» Vous l’aurez compris, ce qui pèse lourd sur l’autre plateau de la balance de cette bosseuse, c’est sa famille. «Elle est fondamentale.» Il y a celle qu’elle a fondée avec son compagnon des 25 dernières années et leurs deux filles, de 9 et 16 ans. Et celle qu’elle s’est choisie. «J’ai un petit cercle d’amies super importantes, que je connais depuis que je suis toute jeune. Je suis une loyale. Ce sont mes sœurs. Et comme avec mon chum, on se dit les vraies affaires, on se secoue s’il le faut. Je ne pourrais pas prendre la grosse tête avec ces personnes-là autour de moi. Impossible. Ça me ramène.» Cette base solide qui lui garde les pieds au sol lui donne aussi la confiance de tout tenter: «J’ai peur d’oublier à quel point je suis chanceuse d’être aussi ancrée quelque part. C’est ce qui me permet de “flyer” dans mon métier.» Je l’ai vue interagir avec l’équipe, le jour de la séance photo. Ça ne ment pas. Il n’y a pas une once de diva en elle. Se prêtant au jeu sans sourciller, elle embarque dans chaque idée avec enthousiasme. On lui propose d’essayer une photo de dos, sans chemise... Ce serait OK? «Ben oui!» Mélissa est game! Elle assume ce qu’elle est. On la sent relax et bien dans sa peau. À la pause, elle nous parle – entre autres sujets – de ses enfants et de la Fondation Marie-Vincent.
Sublimer la colère
Depuis 2015, l’actrice est porte-parole de cette fondation qui aide les enfants et les adolescents victimes de violence sexuelle. La comédienne a été pressentie lorsqu’elle jouait une avocate spécialisée en droit de la famille, dans la série Ruptures. Le sujet est délicat, il prend aux tripes. A-t-elle hésité avant d’accepter ce rôle? «J’ai attendu une journée avant de dire oui; cette cause m’interpelle profondément. N’importe quelle injustice impliquant des enfants me met hors de moi! J’ai peu de nuance quand j’en parle, et ça me sert. Mon enfance heureuse me donne la distance nécessaire pour parler ouvertement de cette violence, pour dire que des solutions et des services existent pour aider les victimes. L’agression sexuelle vient avec le tabou de la sexualité. Il faut qu’on arrête d’être gênés d’aborder le sujet. Personnellement, j’en parle franchement.» Un documentaire verra bientôt le jour sur la plateforme VRAI, de TVA. Il s’intéressera à la reconstruction de l’enfant, à ce qui se passe après la révélation de son agression, à la honte et à la culpabilité que porte injustement la victime. Mélissa est allée sur le terrain, elle a rencontré des spécialistes. Pour la première fois, elle n’agit pas sous les traits d’un personnage. C’est la femme, et la mère en elle, qui questionne et veut savoir comment on s’en relève.
Mouvement perpétuel
Aucune famille n’est parfaite. Mais la sienne a l’air pas mal harmonieuse. «J’ai grandi avec mon chum. Ses parents sont comme les miens. C’est un papa extraordinaire. Je retombe en amour lorsque je le vois faire. Et on est heureux dans le quotidien. Malgré les vagues qu’on a traversées, on se retrouve chaque fois.» Pour ses filles, elle a à cœur d’être une mère présente et à l’écoute. Se met-elle de la pression? Oui, comme beaucoup de parents. Élever des filles, c’est avoir peur de les sentir vulnérables ou complexées dans leur rapport à leur corps. Un corps qui évolue, qui se heurte aux regards. La fillette disparaît, la femme n’est pas encore là. Il faut trouver sa place. «J’essaie d’être un exemple féminin positif pour elles, en véhiculant un rapport sain au corps, à l’alimentation et au fait de vieillir. Parce que je le vois que je vieillis! J’apprivoise ça présentement.» Et pour parer au blues des jours moins roses, Mélissa a un précieux allié: «Bouger! C’est ma pilule du bonheur. Mais le bonheur, je le vois facilement.» On a raccroché. Dehors, il faisait toujours froid, mais le soleil était là.