Martha Wainwright revient à la vie
Martha Wainwright fait partie de ces gens dont la vie, truffée de rebondissements, produit des anecdotes si savoureuses qu’on les croirait presque inventées. L’auteure-compositrice-interprète de 45 ans en a justement fait un livre, Rien de grave n’est encore arrivé, dans lequel on découvre une femme à la fois indomptable et sensible.
Julie Buchinger
J’ai croisé Martha Wainwright une fois, il y a quelques années, dans un studio de radio dont je sortais. Elle passait en ondes après moi et j’en avais profité pour me prendre les pieds en régie, parce que j’avais envie de l’observer à travers la vitre du studio, comme on regarde impunément chez les gens à travers les fenêtres de leur maison en marchant dans la rue, le soir.
Je ne m’étais pas présentée à elle, ce jour-là. J’étais trop timide, et je n’aurais pas eu le temps de toute façon. Les enchaînements en studio se passent très vite, il faut bouger. Et je lui aurais dit quoi? Que sa beauté me fascinait, dans toute la simplicité de son look en ce vendredi matin prépandémique (cheveux en bataille, chandail de laine, visage nu)? Que je ne comptais plus le nombre de cigarettes que j’avais fumées en fomentant d’absurdes plans de vengeance à l’égard d’un ex avec Bloody Mother Fucking Asshole en trame sonore (soooo cliché, je sais)? Que j’adorais son français un peu cassé sur sa reprise de Dis, quand reviendras-tu?
La vérité, c’est que j’ai toujours un peu projeté l’amour que mes parents avaient pour les soeurs McGarrigle sur Martha Wainwright. À la maison, on avait l’album Entre Lajeunesse et la sagesse en vinyle. Nous l’écoutions souvent quand j’étais enfant; on chantait la Complainte pour Ste-Catherine en chœur en faussant allègrement. Martha, c’était la «fille de» – celle de Kate McGarrigle, pour être exacte. Alors voilà, ma propre mère était morte au début de 2019, et là, j’étais émue de tomber par hasard sur la fille d’une artiste qu’elle avait tant aimée.
Je suis consciente de mon ingratitude en écrivant ces lignes. Car si ce lien de filiation avec sa mère a été une bénédiction dans la vie de Martha Wainwright, il a aussi été le drame de sa vie, d’une certaine façon. On comprend, à la lecture de son autobiographie, Rien de grave n’est encore arrivé (Stories I Might Regret Telling You, magnifiquement traduite en français par Fanny Britt), qu’elle a souffert de grandir dans l’ombre de cette femme aux mille talents, plus grande que nature, et pleine de contradictions. Kate est morte du cancer en 2010, mais sa présence imprègne chacune des lignes de ce livre.
Serpents et échelles
Lorsque je vais à sa rencontre dans un petit café du Mile-End (le destin voulait que je me présente à elle un jour, j’imagine!), je lui demande d’emblée si elle est tannée de parler de sa famille. Elle sourit; je pense qu’elle anticipait cette question un peu banale. «L’histoire de ma famille, les journalistes l’ont toujours racontée, et je les ai moi-même nourris. Je parle de ma famille dans mes chansons, je collabore et je chante avec eux sur scène, sur leurs albums. J’avoue qu’on est un peu comme la famille von Trapp! Mais aujourd’hui, j’ai le sentiment que ça tire à sa fin...»
Vraiment? Serait-ce la fin d’une époque où la voix des uns nourrit celle des autres? Parce que la musique, c’est une affaire de famille, chez les McGarrigle-Wainwright. Une vocation, comme elle l’affirme elle-même. Il y a bien sûr les soeurs McGarrigle, Kate et Anna, dont la musique les a amenées à voyager partout dans le monde. Il y a aussi le père, Loudon, prolifique auteur-compositeur-interprète, sans oublier le frère, Rufus Wainwright, «l’un des chanteurs les plus célèbres de la planète, en tout cas selon moi (et selon lui)», écrit Martha. À l’extérieur de la garde rapprochée, elle compte aussi des tantes, des demi-sœurs et des cousins qui travaillent de près ou de loin dans la musique. Les allusions aux uns et aux autres sont fréquentes dans leurs textes.
«Je pense que ce livre, tout comme mon dernier album, marque un moment très important de ma vie. Un moment de lâcher-prise, une occasion de me débarrasser des choses qui m’oppressent. J’ai pris ma carrière en main, je m’occupe de mes enfants, je partage ma vie avec un homme bon, qui m’aime. Après tout ça, je peux commencer à m’aimer, à m’accepter plus.»
Ce «tout ça», c’est une carrière remplie de serpents et d’échelles. («Je redoutais l’échec, mais je créais sans cesse les conditions idéales pour qu’il survienne», écrit-elle.) Ce «tout ça», c’est une quête d’identité artistique au sein d’une famille aussi excentrique que talentueuse. C’est aussi une relation compliquée avec son père, par lequel elle s’est sentie abandonnée. C’est une ambivalence face à son image («Je ne suis pas une femme fatale; ce n’est pas l’archétype de femme auquel j’appartiens.») et à ses relations souvent tumultueuses avec les hommes, qu’elle a longtemps préférés «fêlés». «J’avais cette propension à chercher à leur plaire, mais je me sentais toujours incomprise, jamais assez bonne, jamais aimée», me confie-t-elle, en rappelant du même souffle que le désintérêt de son père envers elle explique en partie son rapport toxique avec les hommes.
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Les hommes. Dans ce «tout ça» lourd de sens, il y a aussi le divorce, douloureux, d’avec le père de ses enfants. Un sujet qu’elle aborde avec une certaine retenue, surtout pour l’amour de leurs deux garçons, mais qui la remue toujours. Ça paraît. Lorsqu’elle évoque comment ses fils adorés se sont retrouvés, bien malgré elle, au cœur de ce litige, elle s’agite un peu, puis se ressaisit, comme pour se rassurer elle-même. «Les choses s’améliorent avec le temps», confie-t-elle sobrement pour parler de sa relation avec son ex. On sent qu’elle revient de loin, qu’elle a perdu pied quand sa famille a éclaté. Dans son livre, ce passage troublant: «Je n’étais pas suicidaire à proprement parler, mais certains jours, j’étais si triste que je me rendais jusqu’au fleuve; sauter me semblait la solution la plus simple et la moins brutale au désordre de ma vie.»
Lors de notre rencontre, elle me reparle de ce fleuve, jadis si attirant, mais pour rappeler que le bond qui a suivi cette période de détresse a été vital. D’ailleurs, l’album qui est né de cette période sombre s’intitule Love Will Be Reborn. L’amour renaît. Un album qui parle de reconstruction, de mue, de bond vers l’avant, justement. Cette idée de renaissance est partout, en filigrane, dans son livre. «Je suis un foutu phénix, ou mieux, une hydre», écrit-elle.
Une naissance
Martha, c’est donc la femme qui renaît, toujours. Ce livre s’ouvre d’ailleurs sur une anecdote troublante. Son père avait insisté auprès de sa mère pour qu’elle se fasse avorter alors qu’elle attendait Martha. «Je m’étais toujours sentie un peu à l’écart du monde, et apprendre que j’étais née de justesse n’a rien arrangé», écrit-elle.
Cette idée de se sentir à l’écart du monde me frappe. Martha n’est pas exubérante à proprement parler, mais on sent en elle une force vive qui surgit à travers ses éclats de rire et les «fucking» qui ponctuent ses phrases dans un franglais chantant typiquement montréalais. De l’extérieur, elle a l’air d’avoir une telle facilité à faire sourire ceux qui l’entourent, à être dans le monde, au cœur du monde.
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Car tout n’est pas sombre dans le monde de Martha Wainwright, et son livre est empreint de musique, d’amitiés et de collaborateurs sur lesquels elle aime braquer les projecteurs. On le lit comme on lit un roman, à travers des anecdotes peuplées tantôt de troubadours, tantôt de fêlés, et aux côtés desquels elle navigue avec aplomb. Si vous êtes friands de bonnes histoires, vous aimerez notamment l’une de ses anecdotes à propos du festival de Glastonbury, en Angleterre, où les choses dérapent joyeusement dans une enfilade de fous rires, de danse, de cigarettes et de champignons magiques. C’est du bonbon en prose, et on lui envie sa fougue (mais pas ses gueules de bois, soyons honnêtes).
D’accord, elle en écorche certains au passage. Martha est comme ça: un peu réservée de prime abord, elle sait s’épancher sur le papier comme elle le fait dans ses chansons. Apparemment, ça aussi, c’est une affaire de famille: «Lorsque nous tenons un instrument, toute notre réserve anglo-protestante se dissipe et nous vomissons nos émotions – pourvu qu’elles riment», écrit-elle. Face à moi, Martha admet qu’elle aborde certains sujets tabous, qu’on y trouve pas mal de drogues et d’alcool, mais qu’elle ne cherchait pas à en faire un «livre rock’n’roll»: «C’est un livre qui vient du cœur.»
Elle anticipe néanmoins quelques accrochages: «Évidemment, les familles n’aiment pas trop ce genre de livres, mais mes proches devront passer par-dessus. Il n’est pas destiné à ceux qui en sont les sujets. Je me suis dit que mon père n’allait peut-être pas adorer; même chose pour Rufus... Mais ce livre n’est pas pour eux, c’est pour le grand public. Et je ne peux pas avoir peur de les offenser... J’ai le droit de raconter mon histoire.»
Notre entretien tire à sa fin. Je lui demande à quoi elle travaille, ces temps-ci. Elle partira bientôt en tournée avec son dernier album. Elle prépare aussi une série de concerts et un microalbum, pour accompagner la sortie du livre. Et elle s’apprête à rouvrir Ursa, sa petite salle de spectacle/cabaret dans le Mile-End, qu’elle a pu s’offrir grâce à l’argent de la vente de sa maison, après son divorce. Une pléthore d’artistes d’ici s’y sont produits depuis son ouverture. «Je ne suis pas quelqu’un de très organisé, je me suis lancée là-dedans sans plan d’affaires, et là, avec la pandémie, on s’apprête à rouvrir pour la deuxième ou la troisième fois... On verra comment ça ira, mais comme les gens nous aiment, on veut continuer!»
Et puis, elle poursuit son travail de délestage. Celle qui habite dans la maison qu’occupait sa mère avant sa mort commence à lâcher prise. Les photos que Kate avait laissées derrière elle ont été remisées. Un jour, elles seront envoyées aux Archives nationales. C’est aussi ça qu’elle insinuait, quand elle disait que c’était un peu «la fin» de la famille à la von Trapp: la fin des comparaisons douloureuses, la fin des complexes. «C’est ça, au fond, l’histoire. Après 25 ans de carrière et 8 albums, je sens que j’arrive enfin à me trouver aussi bonne que ma mère, mon père, mon frère... Je me regardais toujours à travers ces prismes. Et surtout, je réalise que mes enfants sont plus importants à mes yeux que mes parents ou que la musique de ma famille.»
Une mort
Avant de filer, on fait quelques blagues sur le fait qu’elle ne pourra pas mener une vie trop ennuyante si elle veut écrire la deuxième moitié de sa vie dans 45 ans. Elle rit. Elle n’a jamais été aussi heureuse, mais elle est convaincue qu’il y a encore «more shit coming down the road». Sans que je m’y attende, elle évoque l’apparition éventuelle d’un cancer, comme celui qui a emporté sa mère.
Ma mère aussi est décédée du cancer. J’en profite pour lui demander comment elle fait pour parler de la mort à ses enfants. C’est une question intéressée, je l’avoue. J’appréhende le moment où je devrai expliquer à ma propre fille que ma mère est morte. Je ne veux pas qu’elle craigne de me voir disparaître à mon tour. Martha réfléchit une minute. «Tu sais, je pense que les vieux doivent faire de la place aux jeunes. Que s’ils ne quittaient jamais cette terre, on n’aurait pas d’espace pour les nouveaux humains. Son départ a laissé de la place pour eux. Et je pense qu’elle veille sur nous, d’où elle est.»
Martha avance poétiquement que sa mère a cédé sa place à ses petits-enfants. Moi, je pense que son départ, aussi déchirant fut-il pour ses proches, a fini par faire (re)naître sa fille.