Volodymyr Zelensky: l’impossible ascension du président de l’Ukraine
Martin Lavoie | Le Journal de Québec
D’un comédien jouant à la télé un professeur propulsé à la présidence de l’Ukraine, a démontré que la réalité pouvait dépasser la fiction. Mais le scénario original n’avait pas prévu qu’il deviendrait aussi un chef de guerre «courageux» sur qui les caméras du monde entier sont maintenant braquées.
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Rien ne destinait Volodymyr Zelensky à prendre les commandes de ce pays de 44 millions d’habitants. Après avoir terminé ses études en droit, il a plutôt bifurqué vers le théâtre.
Et pour ne rien arranger, sa langue maternelle est le Russe et sa maîtrise de l’Ukrainien perfectible. Son accent et son recours continuel à des mots russes dans ses discours sont remarqués.
Six mois après son élection, dans une vidéo que rapporte le média Kyiv Post, il affirme faire des progrès.
«Mon niveau de la langue ukrainienne, à mon avis, augmente. Je sais qu’il y a des erreurs avec les accents et certains mots. Je veux mieux parler. Peut-être qu’on ne peut pas connaître la langue à 100%, mais j’essaie de la maîtriser, de la pratiquer, de parler davantage et mieux avec des gens intelligents», avait-il déclaré.
Comédie
Ses succès en humour l’amènent vers la télé et la production. En 2012, sa compagnie de production s’entend avec Ihor Kolomoïsky, copropriétaire de stations de télé.
Reconnu comme l’un des hommes les plus puissants d’Ukraine, Kolomoïsky détiendrait une fortune de plus de 2 milliards de $.
Cette alliance ne servira pas toujours Zelensky dans les années qui vont suivre. Ses opposants lui reprocheront d’être le bras politique du milliardaire. Mais ce dernier est aussi un farouche ukrainien reconnu pour financer la résistance aux forces indépendantistes dans l’est du pays, forces grandement soutenues par la Russie.
Incidemment, il y a un an, le secrétaire d’État américain Anthony Blinken annonçait que Kolomoïsky était interdit de territoire aux États-Unis pour des actes de corruptions en Ukraine en 2014-2015.
L’automne dernier, le nom de Zelensky a été évoqué par le consortium de journalistes qui traquent les individus et entreprises tentant d’échapper aux règles fiscales dans l’affaire des «Pandora Papers».
Il est allégué que Zelensky et ses associés auraient été impliqués dans le transfert de 40 millions de $ américains en provenance d’entreprises de Kolomoïsky remontant à 2012.
Scénario abracadabrant
C’est sur 1+1, une chaîne codétenue par Ihor Kolomoïsky, que la série Serviteur du peuple est présentée en 2015.
Volodymyr Zelensky en est le personnage principal. Il en est aussi le coproducteur en tant que coactionnaire de Studio Kvartal 95 qu’il a cofondé en 2003.
Zelensky y joue un professeur d’école enregistré à son insu par un élève lors d’une envolée oratoire contre le gouvernement et la corruption.
La vidéo devient virale sur les réseaux sociaux, et le prof en vient à se présenter en politique à la suite d’une campagne de sociofinancement. Sur la base d’être l’homme honnête tant attendu par le peuple, il est finalement élu.
Victoire facile
Tout aussi rocambolesque que soit l’histoire, Zelensky s’est réellement présentée aux élections de 2019 à la tête d’un parti qui porte le même nom que la série. Comme si ce n’était pas suffisant, la troisième saison de la série a été présentée en même temps que la campagne électorale.
À la tête du parti Serviteur du peuple, l’aspirant politicien a promis de changer le système et de lutter contre la corruption.
En 2019, l’ONG Transparency International plaçait l’Ukraine autour du 120e rang dans son classement de l’indice de la perception de la corruption.
Le 21 avril 2019, Volodymyr Zelensky est devenu à 41 ans le plus jeune président de l’Ukraine. Au deuxième et dernier tour, il a infligé une raclée en récoltant 73,2% des voix, le triple de son adversaire Petro Porochenko. Ce dernier avait été accusé durant son règne de ne pas en faire assez contre la corruption.
Porochenko avait pris le pouvoir en 2014 après qu’un mouvement de contestations avait forcé son prédécesseur Viktor Ianoukovytch à fuir en Russie, dont on l’accusait aussi d’être trop proche.
Rebrasser les cartes
Dominique Arel, titulaire de la Chaire d’études ukrainiennes à l’École d’études politiques de l’Université d’Ottawa, identifie «clairement la volonté de changement», dans la victoire de Zelensky.
«L’Ukraine est devenue plus démocratique et orientée sur l’Europe après 2014, mais la corruption systémique est demeurée. C’est la première raison de sa victoire. Il vient de l’extérieur du système, sans expérience politique et était perçu comme n’étant redevable d’aucun intérêt puissant. C’est aussi un russophone de l’Est, venant d’une province voisine au Donbas, qui promettait de mettre fin à la guerre», souligne M. Arel.
L’inexpérimenté président s’est rapidement retrouvé dans l’eau chaude à la suite de révélations sur une conversation téléphonique dans laquelle le président Donald Trump lui demandait d’enquête sur Hunter Biden, le fils de son futur adversaire Joe.
Zelensky a aussi essuyé des critiques pour sa lutte contre la corruption par ceux qui ne la trouvaient pas assez efficace et les autres désirant son maintien.
«Sa popularité initialement fulgurante ne pouvait se maintenir dans le jeu politique. Elle est retombée à un niveau plus normal, mais restait le politicien le plus populaire du pays, en dépit de la résistance persistante du système politique dans la lutte à la corruption», estime Dominique Arel.
Convaincant et «courageux»
Depuis le début de l’invasion russe, Zelensky multiplie les appels à la détente, tout en encourageant son peuple à se défendre.
«Certains avaient des doutes jusqu’à récemment, son manque d’expérience pouvant apparaître comme un élément de faiblesse et d’amateurisme. Mais il s’est révélé depuis une semaine, à son peuple et au monde entier, comme un leader faisant preuve d’un courage exceptionnel et d’une sobriété dans la pire adversité», précise M. Arel.
Alors que la mobilisation des hommes ukrainiens de 18 à 60 ans et qui ne peuvent quitter le pays a donné lieu à certaines images déchirantes, la décision, elle, a bien passé.
«Personne ne s’oppose à la conscription, c’est l’avenir du pays qui est en jeu», note le professeur d’Ottawa.
Menacé, il n’a pas fui l’Ukraine contrairement à ce que laissaient entendre certains messages.
«S’il voulait sauver sa tête, il se serait enfui à Lviv. La télévision russe littéralement appelle à son assassinat, je n’exagère pas. Bien sûr qu’il est prêt à négocier, mais pas à se rendre à des ultimatums. Il sait très bien que Poutine s’attend à une capitulation ukrainienne, comme il l’a répété encore hier en demandant à l’armée ukrainienne de rendre ses armes», conclut Dominique Arel.