«David contre Goliath»: comment les Ukrainiens contrôlent le récit de la guerre sur les réseaux sociaux
Anne-Sophie Poiré
Des enfants murés dans le métro de Kyïv, des cocktails Molotov préparés par des civils, des femmes qui prennent les armes: parés de leur téléphone intelligent, les Ukrainiens contrôlent le récit de la guerre sur les médias sociaux. Et ils se débrouillent très bien pour raconter leur résistance, soulignent des spécialistes. Le président russe Vladimir Poutine aurait-il sous-estimé le rôle de ces réseaux dans son invasion?
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«Si la priorité est juste de cacher le conflit à sa population, la Russie ne se débrouille pas trop mal jusqu’à présent. Mais sur le plan d’orienter le récit à l’international, à date, elle a largement échoué. Il n’y a pas du tout de contre-narratif russe. Les Ukrainiens ont le monopole de la manière dont le conflit est raconté», soutient Alexis Rapin, chercheur à l’Observatoire des conflits multidimensionnels de l’UQAM.
La guerre de l'image
Sur Twitter, TikTok ou Instagram, les images de la guerre s’enchaînent sous les yeux du monde, quasi en direct.
Toutes les parcelles de l'invasion russe sont capturées et partagées sur les réseaux sociaux, où elles se propagent comme une traînée de poudre avant d'être reprises par les médias traditionnels.
Videos verified by @nytimes show devastating scenes in the town of Borodyanka, northwest of Kyiv. Two apartment buildings have partially collapsed and they surround a kindergarten. Schools in Ukraine have been closed since Feb 21. W/ @evanhill @dim109 https://t.co/nkhv06IOrG pic.twitter.com/sheNtEC8mQ
— Muyi Xiao (@muyixiao) March 2, 2022
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«Les informations, les contenus auxquels on a accès, ils nous montrent bien qu’une nation subit l’attaque de l’autre. Il n’y a pas grand-chose de flou, comme pour certains autres conflits. [...] La Russie est l’ennemie», résume Camille Alloing, professeur au Département de communication sociale et publique de l’UQAM.
Consciente de son problème d'image, la Russie semble viser le réseau des télécommunications.
En plus des cyberattaques conduites par des pirates russes depuis le début de l'invasion, des frappes ont en effet atteint la tour de télévision de Kyïv, mardi, entraînant l’interruption de la diffusion des chaînes.
«Elle se rend compte qu’elle a déjà perdu la guerre de l’image», fait valoir M. Alloing.
Une dimension spectaculaire
La documentation massive du conflit sur les médias sociaux n’influence pas la stratégie militaire, s’accordent pour dire les experts.
«Il y a une telle masse d’informations qui est diffusée provenant de plusieurs fronts... Nous sommes inondés. C’est donc plus compliqué de tomber sur des images utiles pour la stratégie ou la sécurité», explique Alexis Rapin.
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Mais d’un point de vue humain, cette «histoire» repartagée partout sur la planète change complètement la donne.
«Ça crée une forme d’empathie, une proximité, précise Camille Alloing. On peut entrer dans le quotidien des personnes en situation de guerre qui sont agressées par une autre nation.»
«Il n’y a pas grand monde qui pensait que les Ukrainiens allaient tenir le choc. Ça vient avec une dimension spectaculaire», ajoute M. Rapin. «Ça évoque des images de David contre Goliath, l'underdog qui surpasse les attentes, qui défend sa patrie. C’est le genre de récit qu’on aime beaucoup, en Occident, et qu’on est très heureux de voir émerger.»
La Russie et les médias sociaux
L’ingérence russe lors des élections américaines, en 2016, ou lors du scrutin européen, en 2019, suggérait une force de frappe sur les plateformes sociales.
Pour l’heure, en Ukraine, la propagande prorusse, qui essaie de fournir un point de vue unique, est toutefois impuissante devant les angles multiples véhiculés par les médias sociaux.
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Mais pour le professeur de science politique de l’Université de Calgary Jean-Christophe Boucher, Vladimir Poutine n’aurait pas minimisé le pouvoir de ces réseaux dans son invasion. C’est plutôt l’Occident qui a surestimé la Russie.
«Il y a énormément de hype autour de l’idée que les Russes sont capables d’influencer les sociétés occidentales. Mais on surévalue leur capacité à créer un narratif de toutes pièces. L’environnement numérique est surexcité par les Ukrainiens, et les Russes ne sont pas capables de contrôler ça», indique le chercheur.
L’expérience de la guerre de Crimée en 2014 laissait présager ce scénario.
«La diaspora ukrainienne et l’Ukraine avaient une campagne sur les réseaux sociaux qui était déjà très sophistiquée. Les Russes étaient beaucoup moins efficaces à mobiliser la conversation hors Russie», raconte M. Boucher.
«Les Ukrainiens sont les victimes, dans cet événement, mais ils sont capables de créer du contenu pour les réseaux sociaux», poursuit l’expert. Les Russes ne peuvent pas créer du contenu aussi facilement, aussi visuel. On ne voit pas l’armée russe faire du footage sur le terrain, contrairement à l’armée ukrainienne.»