Pourquoi les femmes souffrent-elles davantage de douleurs chroniques que les hommes?
Sarah-Florence Benjamin
Difficiles à faire reconnaître et à traiter, les douleurs chroniques ne sont pas perçues comme un problème féminin. Pourtant, les femmes sont de 2 à 9 fois plus nombreuses que les hommes à en souffrir. Elles ont souvent du mal à être entendues, même si les conséquences sur leur vie quotidienne peuvent être immenses.
Rachel* souffre de migraines depuis des années. Plus qu’un simple mal de tête, ces migraines peuvent la clouer au lit durant des jours. «La douleur peut être si forte que ça me fait vomir. Je suis paralysée et je n’arrive même pas à prendre mes médicaments», confie-t-elle.
Aujourd’hui dans la trentaine, Rachel a commencé à prendre des antidouleurs pour ses migraines dès l'âge de 12 ans, si bien que la plupart ne font plus effet aujourd'hui.
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«Ça peut être déclenché par des odeurs trop puissantes, trop de bruit ou de lumière vive, même par des émotions fortes. Des fois, tout va bien et j’ai une migraine sans savoir pourquoi», raconte-t-elle.
Elle fait partie des nombreux Canadiens qui vivent avec une douleur chronique. Les estimations varient selon les critères utilisés pour la définir. Sa prévalence serait entre 16 % et 44 % au Canada, en fonction de l’étude.
Catherine Côté, étudiante à la maîtrise en science politique qui travaille sur la douleur chronique, la définit comme «une douleur d’au moins 3 sur une échelle de 1 à 10, [et] qui dure pendant plus de 3 mois». L’intensité peut changer au cours du temps, alors que la douleur part et revient.
La douleur peut être causée par un grand nombre de facteurs divers, comme l’arthrose, la fibromyalgie, ou bien une maladie des tissus conjonctifs. Elle peut être aussi le résultat d’une blessure ou d’un accident.
«Selon cette définition, le quart de la population canadienne est touchée. Cette proportion va augmenter avec le vieillissement de la population et les conséquences de la COVID longue», précise Catherine Côté.
Un problème féminin
De ce nombre, les femmes représentent une majorité.
Ainsi, «on trouve [de] 2 à 9 fois plus de femmes que d’hommes dans la plupart des types de douleur chronique. En moyenne, ces douleurs sont plus intenses, plus diffuses dans le corps et durent plus longtemps chez les femmes», note l’étudiante qui a fait paraître un article sur sa propre expérience de la douleur chronique.
La communauté scientifique ne s’entend pas encore sur les causes de cette concentration des douleurs chroniques chez les femmes. La violence faite aux femmes est néanmoins un facteur à considérer pour comprendre leur plus grande prévalence, selon Catherine Côté.
«Les femmes qui ont vécu de la violence conjugale souffrent de douleurs chroniques résultant de blessures qu’on leur a infligées, par exemple. Il existe aussi un lien entre le phénomène et le syndrome post-traumatique. On l’a étudié chez les vétérans, mais il faudrait faire la même chose avec des survivantes de violence [sic].»
Ces femmes ont aussi tendance à être moins crues lorsqu’elles partagent leur douleur avec des proches ou des professionnels de la santé.
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«On va souvent psychologiser leur douleur, en leur disant qu’elles exagèrent ou que c’est dans leur tête. Pourtant, les personnes qui ont un utérus ont en moyenne un seuil de tolérance élevé à la douleur, si on pense à l’accouchement ou aux menstruations», affirme l’étudiante à la maîtrise.
Des études faites sur les femmes trans montrent qu’elles seraient elles aussi plus touchées par les douleurs chroniques.
Douleurs invisibles
Le fait qu’il n’y ait que très peu de signes visibles de la douleur chronique expliquerait en partie pourquoi il est si difficile de la faire reconnaître.
«Il existe une barrière à la communication, c’est très dur à mettre en mots. Souvent les métaphores n’expriment pas bien l’expérience», explique Catherine Côté. Elle se rappelle d’ailleurs avoir elle-même constaté un changement dans l’attitude de son médecin traitant, une fois qu’elle a appris à exprimer ses symptômes avec un langage scientifique.
Pour Rachel, il aura fallu qu’elle soit hospitalisée pour une gastro pour qu’on se décide à traiter ses migraines.
«Je prenais tellement d’antidouleurs que ça avait ruiné mon estomac, je vomissais du sang. Quand on a compris ça à l’hôpital, on m’a finalement référée en neurologie. Ça m’a sauvé la vie», confie-t-elle.
«C’est déprimant de passer la semaine dans son lit»
Les conséquences des douleurs chroniques vont bien au-delà de leurs effets sur le corps.
Rachel, par exemple, n’est pas en mesure de garder un emploi régulier de 9 à 5 à cause de ses migraines.
«C’est déjà arrivé que des collègues aient à me ramener à la maison parce que je ne pouvais plus marcher. Mon employeur est compréhensif, mais je m’absente tellement que je ne fais pas assez d’heures pour bien vivre», déplore-t-elle.
C’est jusqu’à 25 % de son revenu qu’elle perd en absences, alors qu’elle épuise rapidement tous ses congés de maladie.
«Tout ce temps-là, je ne suis pas en voyage ou en train de passer du bon temps. C’est déprimant de passer la semaine dans son lit», souligne-t-elle.
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Même lorsque les migraines sont passées, la fatigue qui demeure est dure pour sa santé mentale, confie-t-elle.
«C’est dur d’avoir tout le temps mal. J’ai l’impression de m’être fait passer dessus par un dix-roues, donc il arrive que je manque d’enthousiasme. Je ne veux pas être celle qui se plaint tout le temps.»
L’ampleur de la détresse psychologique causée par les douleurs chroniques passe souvent sous le radar, mais «14 % des personnes qui en souffrent ont fait une tentative de suicide», rappelle Catherine Côté, qui déplore le manque d’accessibilité des services en psychologie.
La nécessité d’une prise en charge interdisciplinaire
Pour éviter que les personnes atteintes de douleurs chroniques ne «tombent dans les craques du système», comme c’est trop souvent le cas, il faut encourager une prise en charge interdisciplinaire, martèle Catherine Côté.
«En ce moment, c’est très compliqué de naviguer [dans] le système et les listes d’attente sont longues. Il faudrait des traitements accessibles qui prennent en compte la complexité du problème», insiste-t-elle.
Elle suggère de considérer la personne qui vit la douleur comme faisant partie intégrante de l’équipe de soin.
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Il ne s'agit pas ici d'un problème que les gouvernements peuvent se permettre d’ignorer, alors que la population vieillit et que la COVID longue laisse des séquelles durables chez de nombreuses personnes.
C’est le cas de Rachel qui, après avoir contracté la COVID, est restée aux prises avec de nouvelles douleurs musculaires importantes. «Je ne me qualifie pour aucune aide gouvernementale. Soit tu es en situation de handicap, soit tu es en pleine forme, et il n’existe rien entre les deux», critique-t-elle.
*Nous avons changé le prénom de la personne pour que son témoignage n’ait pas de conséquences sur de futures démarches administratives.