De Tchernobyl à l’invasion russe, son amour de la musique pour oublier les bombes
Mathieu Carbasse
Malgré la guerre et les sirènes d’alerte antibombardements, une professeure de musique ukrainienne continue d’enseigner les secrets de la domra, un instrument à cordes traditionnel. Chaque jour, elle échange avec ses élèves, dont certains ont dû fuir la capitale, laissant derrière eux leur précieux instrument.
Une nouvelle sirène d’alerte vient de retentir dans le ciel de la capitale ukrainienne. Et pourtant, comme chaque jour depuis le déclenchement de la guerre, Ioulia Yanovytska s’installe derrière sa tablette, dans la salle à manger de son appartement de Kyïv, sobrement décoré de blanc et de quelques fleurs.
À l’autre bout, Sasha, 8 ans, est déjà connecté. Il vient suivre, à distance, sa leçon de domra, une sorte de mandoline à quatre cordes typique des pays d'Europe de l’Est. Comme Polina, Sonya, Olesya ou encore Kseniya, il vient chercher auprès de Ioulia un peu de répit dans un contexte éminemment difficile.
«La musique est la première chose qui sauve les enfants», confie Ioulia, qui profite de l’annulation de son prochain cours – les alertes aux bombardements ont forcé son prochain étudiant à reporter la séance – pour discuter avec 24 heures.
«En voyant qu’ils se sentent mieux après avoir joué, ils ressentent de la joie, et naît alors l’espoir que tout peut toujours s’arranger, pour eux, pour leur monde. C’est pour cette raison qu’il faut continuer à jouer.»
Ioulia interprète pour nous l’hymne ukrainien:
Tchernobyl et l'apprentissage à distance
L’histoire d’amour entre Ioulia Yanovytska et la musique ne date pas d’hier. Cette Ukrainienne de 51 ans a commencé à jouer de la domra à l’âge de 8 ans, à l’époque où le monde était encore divisé en deux blocs, les Occidentaux d’un côté, le bloc soviétique de l’autre.
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Adolescente, elle fait son entrée dans une école de musique professionnelle... la même année que l’explosion du réacteur numéro 4 de la centrale de Tchernobyl. À la suite de la catastrophe, Maya Kalikhman, sa professeure préférée, a décidé de quitter le pays avec son petit bébé. Pourtant, pas de quoi décourager la jeune Ioulia.
«Ce n’était pas juste une super professeure, c’était aussi une personne incroyable, s’enthousiasme-t-elle encore aujourd'hui. D’ailleurs, j’étais tellement en amour avec elle que nous avons continué à pratiquer la musique par téléphone.» Comme un avant-goût de ce qui allait se répéter 36 ans plus tard, à la suite de l’invasion russe du 24 février dernier.
De cette relation privilégiée naîtra donc une vocation pour Ioula, qui passera notamment par le conservatoire de Kyïv avant de commencer à enseigner la musique dès l’âge de 19 ans, parallèlement à ses études en musique.
Enseigner en temps de guerre
Autant dire que la guerre n’a pas freiné les ardeurs de Ioulia et ses élèves, des adolescents pour la plupart. Bien au contraire, leur motivation s’en est même retrouvée décuplée.
«J’ai proposé à mes étudiants d’apprendre à jouer l’hymne national ukrainien, ils ont montré beaucoup d’envie. Et même ceux qui n’ont jamais été très émotifs dans leur façon de jouer de la musique le jouent avec beaucoup de passion et de sentiments», souligne Ioulia, qui évite par ailleurs de trop parler de la guerre avec eux, prenant soin de ne pas leur demander dans quelle ville ou dans quel coin de pays ils ont fui.
«Je ne veux pas les traumatiser encore plus. Mais s’ils veulent en parler, je suis là pour eux», explique-t-elle simplement.
Pourtant, la guerre a compliqué pas mal les choses. Notamment parce que certains des étudiants de Ioulia ont dû partir à la hâte, laissant bien souvent leurs instruments derrière eux.
«Certains n’ont même pas pris leur cahier de solfège avec eux. On doit donc prendre un cahier ou une feuille de papier, tracer les lignes pour ensuite placer les notes. On lit ensuite les notes et puis on chante les notes qu’on vient d’écrire.» Le système D, mais surtout un même langage pour oublier les bombes.
La guerre après la COVID-19
Il faut dire que la COVID-19 – et avec elle l’apprentissage à distance – est aussi passée par là. En Ukraine comme au Québec, enseignants et élèves ont pris l’habitude d’enseigner et d’étudier derrière un écran.
«Le plus difficile pour moi dans le fait d’enseigner à distance, c’est de transmettre la part émotionnelle de la musique, admet Ioulia. Quand les élèves ne sont pas très motivés à apprendre, c’est encore plus difficile. Mais je suis chanceuse, tous mes élèves aiment étudier!»
L’année passée, en raison de la pandémie et des travaux dans l’école où elle enseigne, elle avait déjà dû adapter son enseignement... Cela dit, elle avait quand même réussi à donner une représentation sur la scène la plus prestigieuse du pays.