La Russie offre à des ados montréalaises un séjour dans un camp de propagande en Crimée
Artek a été sanctionné par plusieurs pays, puisqu’il sert à «rééduquer» de jeunes Ukrainiens


Nora T. Lamontagne
Deux jeunes Montréalaises ont remporté un séjour dans un camp de vacances en Crimée devenu un outil d’endoctrinement de la Russie, et qui a été récemment visé par des sanctions canadiennes.
«La machine russe de propagande est puissante et bien huilée, et se rend même ici au Canada», s’inquiète le président de la branche québécoise du Congrès des Ukrainiens Canadiens, Michael Schwec.

C’est que deux adolescentes russophones de 15 et 16 ans ont participé à un concours international organisé par la Russie et font partie des cinq lauréats canadiens, selon un document obtenu par notre Bureau d’enquête.
Nous ne publions pas leurs noms complets pour les protéger.
Situé dans un luxueux complexe au bord de la mer Noire, en Crimée, Artek a longtemps été réservé aux enfants des élites soviétiques et aux Jeunes pionniers, un groupe communiste.
Mais depuis l’annexion illégale de la Crimée ukrainienne par la Russie en 2014, la colonie de vacances est devenue un puissant outil d’endoctrinement du régime de Poutine visant les plus jeunes, notamment dans la diaspora.

Endoctrinement 101
Les activités des milliers de campeurs accueillis par Artek, comme cela est documenté sur son compte Telegram, donnent un aperçu de la propagande qui les attend.
Levée du drapeau russe tous les matins, cours d’histoire patriotique et envoi de lettres et de cadeaux destinés aux soldats russes au front ont été à l’horaire des dernières semaines.

«Artek est l’un de ces endroits où les enfants subissent un lavage de cerveau pour les convertir en nationalistes russes radicalisés», affirme Marcus Kolga, senior fellow à l'Institut Macdonald-Laurier, spécialiste des questions de droits de la personne.
Il y voit même un risque à la sécurité nationale du Canada, vu le discours que pourraient adopter ces jeunes à leur retour.
Ukrainiens rééduqués
Depuis l’invasion à grande échelle de l’Ukraine, Artek a aussi hébergé des enfants ukrainiens «placés dans des programmes de rééducation “patriotiques” et empêchés de retourner dans leurs familles», a affirmé le secrétariat d’État américain.
Près de 20 000 jeunes Ukrainiens auraient ainsi été déportés en Russie depuis 2022, selon des chiffres du gouvernement ukrainien cités dans un rapport de l’ONU.
Le Canada a depuis ajouté Artek et son directeur sur la liste des entités sanctionnées, en février dernier, notamment pour contrer «les efforts de la Russie pour transférer de force des enfants ukrainiens dans des territoires temporairement occupés».

Pour sa part, l’ambassade de Russie au Canada décrit Artek comme l’un des plus beaux endroits au monde, «où des jeunes en provenance de plus de 80 pays apprennent sur la langue et la culture russes».
Un ancien campeur ontarien du nom de Maksim, qui a fait un séjour à Artek en 2022, a ainsi été interviewé par Vladimir Poutine, à qui il a répété son amour pour la culture russe.

En lien avec Moscou
Dans les dernières années, c’est l’agence gouvernementale qui fait la promotion de la culture russe au Canada, le Rossotrudnichestvo, qui a recruté les participants au concours.
Mais l’ambassade de Russie au Canada assure que ce n’est plus le cas et que les parents canadiens «ont dû contacter directement les organisateurs du concours à Moscou» afin d’y inscrire leurs enfants.
Notre Bureau d’enquête a découvert que Irina Minkovskaya, rédactrice en chef d’un média prorusse basé au Canada, avait notamment fait la promotion du concours d’Artek en 2025 sur un populaire groupe russo-canadien sur Facebook.
Dans un article de canadapress.ru, on apprend que Yuri Solovyov, «président de l'Association canadienne des anciens combattants de la Seconde Guerre mondiale de l'Union soviétique», s’est même déplacé en Russie pour recevoir le prix au nom des enfants canadiens le 25 mars dernier.

Ce dernier n’a pas répondu à nos demandes d’entrevue.
– Avec la collaboration d’Yves Lévesque, bureau d'enquête
• Écoutez aussi cet épisode balado tiré de l'émission de Benoit Dutrizac, diffusée sur les plateformes QUB et simultanément sur le 99.5 FM Montréal :
Un voyage qui n’est pas sans danger pour des mineurs canadiens
Les jeunes participants canadiens courent de sérieux risques en fréquentant le camp Artek, qui est sanctionné de toutes parts et situé dans un territoire occupé militairement par la Russie.
«Est-ce que c’est normal qu’un parent canadien envoie son enfant dans une zone de guerre pour un camp d’été?», demande Taras Kulish, président de l’Association du barreau ukrainien canadien.
Car la Crimée, envahie en 2014 par la Russie, puis annexée illégalement, continue d’être la cible d’attaques.
La base navale de Sébastopol, à 100 km du camp Artek, a ainsi été visée par plusieurs frappes ukrainiennes, tout comme des bateaux russes dans la mer Noire.
En raison de la guerre, même le trajet pour se rendre jusqu’à la colonie de vacances est compliqué, et encore plus pour un mineur.

Aux yeux de M. Kulish, les services sociaux devraient questionner les parents des cinq jeunes Canadiens qui se préparent à faire ce voyage, à cause des dangers. Le plus jeune n’a que 9 ans, selon la liste que notre Bureau d’enquête a obtenue.
Des sanctions de plus
D’autres risques sont d’ordre légal.
En février dernier, le Canada a imité de nombreux pays en ajoutant le camp de vacances Artek à sa liste d’entités visées par des sanctions.
«À la veille de notre 100e anniversaire [...], on pourrait dire qu’il s’agit d’un sceau de qualité», a commenté sarcastiquement sur Telegram le directeur d'Artek, Konstantin Albertovich Fedorenko, lui-même sous sanctions canadiennes.
«Nous sommes désolés que la partie canadienne confonde politique et projets culturels et humanitaires», a réagi par courriel l’ambassade de Russie au Canada, en ajoutant que ces sanctions contre Artek «ne signifiaient pas grand-chose».

Merci, les Russes
S’ils font le voyage, les cinq Canadiens gagnants du concours recevront un bénéfice direct de la part du camp Artek, financé à 100% par les fonds publics russes, et, par ricochet, par le gouvernement de Poutine.
«En soi, cela représente un risque légal», soulève Marcus Kolga, spécialiste du régime de sanctions canadiennes.
«N’importe quel voyage en Crimée est essentiellement illégal pour un Canadien, ajoute-t-il. Même le fait d’acheter une barre de chocolat là-bas viole les sanctions.»
Affaires mondiales Canada a refusé de se prononcer sur le fait que de jeunes Canadiens ont remporté un séjour à Artek malgré les sanctions.
– Avec la collaboration d’Yves Lévesque, bureau d'enquête