«Je suis en vie aujourd’hui parce que le Canada et le Québec ont ouvert leurs portes aux immigrants» – Farah Alibay
Mathieu Carbasse
Après avoir envoyé un robot sur Mars, Farah Alibay est redescendue sur Terre et lance aujourd'hui son premier livre, Mon année martienne. Dans cette autobiographie, l'ingénieure québécoise de 34 ans raconte les moments forts de sa dernière mission à la NASA et décrit les épisodes marquants qui ont façonné celle qu’elle est. À partir de son appartement de Los Angeles, elle en a discuté avec le 24 heures.
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Pourquoi avoir décidé d’écrire ce livre?
En fait, ce n’était pas mon idée, c’est l’idée de mon éditrice, qui avait entendu parler de moi dans les médias. J’ai quand même un parcours assez intéressant: je suis une fille d’immigrants, une femme dans le secteur aérospatial. Elle s’est dit: «Il doit y avoir une belle histoire là-dedans.»
Je me suis forcée à m’ouvrir. Il y a quand même [dans ce livre, NDLR] des détails un peu plus difficiles sur mon enfance, des moments que tu n’as pas trop le goût de communiquer, des moments personnels. Il y a des moments où je me suis sentie vraiment seule, et je trouve qu’on ne parle pas beaucoup des difficultés, on ne voit souvent que le succès des gens. J’aurais aimé ça voir quelqu’un qui a réussi me dire «j’avais des troubles alimentaires quand j’avais 16 ans», ou «j’ai échoué à mes examens à l’université et je me suis relevé, voici comment je m’en suis sorti».
Au fait, ça ressemble à quoi, Mars?
Mars, c’est le tiers de la grandeur de la planète Terre. Sa gravité correspond aussi au tiers de celle de la Terre, donc on serait très légers sur Mars. Il y a énormément de poussière. C’est une planète morte, on pense qu’il y a des milliards d’années, ça ressemblait un peu à la Terre, avec de l’eau et une atmosphère.
Quand le robot a atterri sur Mars, on a pu observer un champ de roches rouges. Ça ressemble un peu à l'Utah ou à l’Arizona, aux États-Unis.
Une journée chaude sur Mars, c’est -40, -30 degrés! Les gens s’imaginent parfois qu'il fait chaud sur Mars parce que c’est une planète rouge, mais c’est vraiment une planète qui est très, très froide, très aride.
Quand les gens me demandent «c’est quoi ta planète préférée?», je leur dis «c’est la planète Terre, c’est tellement beau de voir la biodiversité, l’équilibre qu’on a ici sur Terre». Il faut qu’on fasse attention parce qu’on est en train de le perdre, cet équilibre-là.
La mission Perseverance étant désormais terminée, tu travailles sur quoi en ce moment?
En ce moment, je travaille comme cheffe technique des systèmes de vol pour une mission qui s’appelle SPHEREx. C’est un télescope qui va être lancé en 2025. C’est un projet beaucoup plus petit que Perseverance, on ne s’en va pas sur Mars, on reste dans l’orbite de la Terre. Mais pour moi, c’est un plus grand rôle sur le plan technique.
On te voit bientôt dans l’espace?
Oui, j’espère un jour! J’ai toujours rêvé d’être astronaute, c’était mon rêve d’enfant. C’est ce qui m’a menée à mon métier. L’Agence spatiale canadienne recrute des astronautes une fois tous les 10 ans. J'avais postulé la dernière fois, je m’étais rendue assez loin. C’est sûr que je vais continuer à postuler, on ne sait jamais. C’est bon d’avoir un rêve un peu fou. Si on réussit, on réussit. Sinon, c’est pas pire quand même, explorer l’espace avec mes robots.
C’était quoi le plus dur pour en arriver là?
Pour moi, ce qui a été difficile, c’est de trouver ma place, d’avoir confiance dans le fait qu’il y avait une place pour moi. Quand je suis arrivée à l’université, je me suis aperçue qu’il n’y avait pas beaucoup de femmes dans mon domaine, encore moins de femmes racisées. Je venais du nord, d’un milieu socioéconomique plus pauvre comparativement aux gens du sud qui avaient énormément d’argent. J’avais une éducation qui n’était peut-être pas aussi bonne que la leur, parce que j’avais pas eu accès à de grandes écoles privées.
Même rendue à la NASA, je me suis retrouvée dans mon domaine, mais encore là, il n’y avait pas beaucoup de gens qui me ressemblaient. J’avais vraiment un manque d’appartenance.
Quel message aimerais-tu envoyer aux jeunes immigrés?
Il y a une chose qui est très importante pour moi: mes grands-parents, quand ils sont arrivés au Québec, ce n’était pas des immigrants de «haute qualité». On venait de Madagascar, on n’avait pas beaucoup d’argent. [...] Mes grands-parents ont éduqué leurs enfants au Québec. [...] Je suis en vie aujourd’hui parce que le Canada et le Québec ont ouvert leurs portes aux immigrants. Je pense que cette histoire-là, on l’oublie souvent, on a tendance à juger les gens, à se demander s’ils vont contribuer à notre société. Mais tu ne sais pas ce que ça va donner 10, 20 ou 30 ans plus tard...
En tant qu’immigrante, ce que j’ai appris, c’est de trouver une balance entre garder ma propre culture, la culture de ma famille indienne et malgache, et m’adapter à la culture canadienne... Il y a de belles choses à ajouter à ce qu’on a déjà.
Dans ton livre, tu évoques différents épisodes lors desquels tu as été aux prises avec du racisme ordinaire. Pourquoi c’est important d’en parler?
Il y a des petites choses qui se passent dans ton enfance ou ton adolescence qui peuvent vraiment t’affecter pour le reste de ta vie. Quand on n’est pas issu des minorités, on ne sait pas ce que d’autres personnes vivent, même des petites choses.
Pour moi, ce qui a été très difficile, c’est la solitude. S’il y avait eu d’autres personnes de couleur au secondaire en même temps que moi, qui peut-être vivaient ça aussi, on aurait pu, entre nous, nous comprendre, nous défendre. Mais quand on est tout seul, c’est difficile de comprendre que c’est pas toi, que c’est le manque d’éducation, ce n’est pas ta couleur de peau qui affecte ta beauté ou ta contribution [à la société].
Comment faire pour changer la société?
Je vais souvent dans les écoles au Québec et il y a une chose qui m’a vraiment touchée dernièrement. J’étais dans une école de Québec au mois d’avril et il y avait tellement de diversité.
Si, quand tu es jeune, tu as des amis noirs, bruns, musulmans ou juifs, que c’est normal, que c’est célébré, tu grandis, puis tu te dis: ces personnes-là sont importantes dans notre société!
En parlant d'acceptation, sommes-nous seuls dans l’Univers?
J’espère que non! Peut-être qu’il y a eu de la vie sur Mars, c’est ce qu’on est allé chercher avec Perseverance. Il y a d’autres missions qui vont aller, par exemple, vers Europe, l’une des lunes de Jupiter, qui a de l’eau... Mais quand on regarde les exoplanètes, toutes les exoplanètes qu’on a découvertes dans les 30 dernières années, moi je me dis: ça ne se peut pas qu’on soit les seuls, ce serait plate qu’on soit tout seuls dans l’Univers.
◆ Mon année martienne, Les Éditions de l'Homme, 228 p. (à paraître le 28 septembre 2022)