Guerre en Ukraine: voici à quoi pourraient ressembler les prochaines semaines
Mathieu Carbasse
Difficile de prédire à quoi ressembleront en Ukraine les prochaines semaines (et les prochains mois). On a discuté avec trois spécialistes de la Russie pour y voir un peu plus clair.
Près de dix semaines après le début de l’invasion de l’Ukraine par la Russie, bien malin celui qui pourrait prédire l’issue du conflit.
D’un côté, il y a les Russes qui brandissent le spectre d’une troisième guerre mondiale et qui intensifient leurs bombardements dans le ciel ukrainien, notamment dans la région de Marioupol.
De l’autre, les Ukrainiens, armés par des Américains qui deviennent de plus en plus protagonistes, prêts à «remuer ciel et terre» pour voir l’Ukraine triompher de la Russie.
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Au milieu, la solution diplomatique fait du surplace, car chaque camp semble bien assis sur ses positions.
Comme nous n’avons pas de boule de cristal, nous avons discuté avec des experts pour prendre un pas de recul et tenter de mieux comprendre la situation.
Attention divulgâchage : la fin de la guerre, ce n’est pas pour demain.
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Que va-t-il se passer dans les prochaines semaines ?
En lançant son «opération spéciale» le 24 février dernier, Vladimir Poutine pensait certainement mettre l'Ukraine au pas rapidement. Aujourd’hui pourtant, tout porte à croire que la guerre voulue par l'homme fort du Kremlin va durer longtemps, très longtemps.
«Je crois que le conflit est en train de s’enliser pour plusieurs semaines, sinon plusieurs mois, avance Jean Lévesque, directeur de l’Observatoire de l’Eurasie et professeur au département d’histoire à l’UQAM. Dans les négociations, il y a un des deux côtés qui bloque, ou alors les deux bloquent... Pourquoi ça bloque? On ne sait pas vraiment. Ce sont des négociations très opaques. Mais je ne vois pas l’un des deux camps céder sur ce qui accroche.»
Pour Ekaterina Piskunova, professeure au département de sciences politiques de l’Université de Montréal, la guerre va durer parce les États-Unis ont décidé d’appuyer l’Ukraine coûte que coûte. Et ce, au détriment de nombreuses vies humaines.
«Il y a eu un changement de la position occidentale. Le cap est pris, on va appuyer l'Ukraine jusqu'à que l'Ukraine gagne par voie militaire. Je ne suis pas nécessairement à l'aise avec la voie qui a été empruntée, parce que ça signifie le sacrifice de vies humaines», explique la spécialiste de la politique étrangère russe et des relations russo-américaines.
«C'est l'Occident qui fournit les armes, mais ce sont les Ukrainiens qui meurent sur le champ de bataille.»
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L’Ukraine peut-t-elle désormais «gagner» la guerre ?
«Je pense que ce n'est pas rendre service à l'Ukraine, humainement parlant, que de l'encourager à essayer de gagner cette guerre. De ce point de vue, je suis en désaccord avec l'interprétation américaine», explique encore Ekaterina Piskunova.
«Je rends hommage à l'héroïsme des soldats ukrainiens, mais je me pose la question: "jusqu'où l'Ukraine va-t-elle continuer, encouragée par les Américains? Jusqu'à la victoire militaire?". Honnêtement, je ne pense pas que ce soit possible de défaire la Russie sur le champ de bataille. Même si c'était possible, ça prendrait des milliers, voire des millions de vies humaine».
Pour Mathieu Boulègue, spécialiste de la Russie au centre de réflexion britannique Chatham House, «gagner» ou «perdre» un conflit en 2022 dépend principalement du narratif adopté par chaque camp, et de sa supériorité sur le plan de l’information.
«Si les pays occidentaux et ceux qui soutiennent l’Ukraine décident que oui, Kyïv a "gagné", alors c’est à nous de créer cet espace mental et informationnel en soutien à notre allié.»
En revanche, sur le plan militaire, difficile d’envisager une défaite de la Russie.
«Bien entendu, militairement, ce n’est pas la même chose: Moscou n’a pas l’intention de retirer ses forces des positions actuelles. Ni encore moins de se retirer des positions pré-2014.»
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La Russie peut-elle se permettre une guerre qui dure?
Même si son économie demeure largement affectée par la crise actuelle, la Russie a les moyens de mener un conflit à long terme, comme elle le fait déjà depuis 2014 en Crimée et dans le Donbass.
«L’économie russe peut encore tenir, le rouble s’est rétabli parce qu’on n’a pas touché aux ventes d’hydrocarbures, parce que l’Europe en a besoin. Je ne dis pas que c’est le paradis en Russie, mais c’est moins catastrophique que ce qu’on veut prétendre, affirme Jean Lévesque.
Ce dernier voit d’ailleurs les Russes continuer à progresser vers Odessa, et délimiter ainsi un territoire qui rassemblerait le Donbass à l’Est et tout le sud du pays, le long de la mer Noire.
«Les Russes ont perdu espoir de faire tomber le régime à partir de Kyïv, en raison d’une erreur d’appréciation au début du conflit. Je pense que Poutine veut désormais donner une leçon aux Ukrainiens. Mais ça peut prendre du temps», conclut le professeur au département d’histoire de l’UQAM.
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Que va-t-il finalement se passer le 9 mai?
Depuis la capitulation de l’Allemagne nazi face aux forces soviétiques le 9 mai 1945, les Russes célèbrent chaque année cette «Victoire de la Grande Guerre patriotique». Jour férié au pays, le 9 mai permet de rendre hommages aux vétérans de l’Armée rouge et de servir la propagande du régime. Raison de plus cette année, alors que l’invasion de l’Ukraine a été lancée, selon Vladimir Poutine, justement pour libérer les Ukrainiens du nazisme.
«Pour le 9 mai, Poutine s'attend à remporter une victoire significative, explique Ekaterina Piskunova du département de sciences politiques de l’Université de Montréal. Il faut s'attendre à des attaques intenses, la Russie va vouloir confirmer qu'elle est capable de remporter des victoires.»
Pour la politologue, des journées difficiles attendent l'Ukraine au niveau militaire parce que la Russie va faire son possible pour remporter une, sinon des victoires significatives.
Même son de cloche pour Mathieu Boulègue du centre de réflexion britannique Chatham House et spécialiste de la Russie.
«Moscou a besoin de transformer ses positions militaires – aussi précaires soient-elles – en victoire rhétorique et symbolique. Le 9 mai en serait d’ailleurs l’occasion idéale. Si on suit la logique selon laquelle la "victoire" est un espace mental et informationnel, Moscou n’a pas besoin d’être en position de force militairement pour créer une "mission accomplie".»
Selon CNN, qui cite des responsables britanniques et américains, Vladimir Poutine pourrait même déclarer la guerre totale à l'Ukraine le 9 mai prochain.
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Quel est l’effet des sanctions sur la population russe ?
«La population russe ne dispose pas de mécanismes politiques et sociaux permettant de relayer les mécontentements – le Kremlin a fait en sorte que tout germe d’opposition soit détruit à la source depuis 20 ans, explique Mathieu Boulègue. La remise en question pourra éventuellement avoir lieu quand les sanctions commenceront réellement à avoir un effet systémique sur l’économie russe et surtout sur le pouvoir d’achat.»
Ce constat est d’autant plus vrai que «la catastrophe économique qu’on prédisait n’est pas arrivée, déclare pour sa part M. Lévesque. Selon le professeur d’histoire, la population peut accepter dans une certaine mesure les sanctions, car les Russes sont habitués aux privations, «qui ne sont pas celles de la Seconde guerre mondiale non plus».
Pour Ekaterina Piskunova, les sanctions infligées par la communauté internationale sur la Russie pourraient même avoir l’effet inverse à celui escompté.
«Au lieu de canaliser le mécontentement populaire vers le gouvernement, les sanctions provoquent l'effet contraire. Elles choquent la population, elles la mobilisent. Et la population se range derrière son gouvernement.»