La Russie est-elle en train de commettre un génocide en Ukraine?
Jean-Michel Clermont-Goulet
Après le président américain Joe Biden, Justin Trudeau a pour la première fois mercredi employé le terme «génocide» pour décrire la nature des intentions de la Russie dans son invasion de l’Ukraine. Mais c’est quoi, au juste, un génocide? La Russie est-elle en train d’en commettre un en sol ukrainien? On vous explique.
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D’abord, la définition de l’ONU
Selon la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide, signée par l’Assemblée générale des Nations unies en décembre 1948, un génocide est commis avec «l’intention de détruire, intégralement ou en partie, un groupe national, ethnique, racial ou religieux».
Pour y parvenir, les génocidaires usent de techniques diverses, comme le meurtre de membres du groupe visé, l’atteinte grave à leur intégrité physique ou mentale, la soumission intentionnelle du groupe à des conditions d’existence devant entraîner sa destruction physique totale ou partielle, comme une famine.
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Voici maintenant comment Heidi Berger, fondatrice et présidente de La Fondation pour l’étude des génocides, définit un génocide:
«Il s’agit d’une extermination systématique d’un groupe ethnique, religieux ou social. Dans les génocides, les actes de destruction sont organisés et approuvés par l’État», affirme celle dont la mère est une survivante de l’Holocauste.
Elle identifie six étapes qui peuvent mener à un génocide:
- Classification: une étape qui consiste à distinguer le «nous» et l’«eux». Par exemple: les Allemands contre les Juifs lors de l’Holocauste, ou encore les Tutsis contre les Hutus au Rwanda.
- Déshumanisation: le fait de nier l’humanité et la dignité de ceux qui font partie du groupe visé, en les comparant à des animaux ou à de la vermine, par exemple.
- Polarisation: l’utilisation de divers outils de propagande par les extrémistes pour creuser la division par la haine.
- Organisation: un génocide sera généralement mené par l’État, mais parfois de manière informelle par un groupe terroriste.
- Extermination: les auteurs souhaitent «exterminer» les victimes, ne les considérant pas comme des humains.
- Déni: l’un des indicateurs qui peuvent démontrer qu’on est devant un massacre génocidaire, c’est sa négation par l’État concerné à qui on reproche de commettre un génocide.
Heidi Berger insiste toutefois: toutes ces «conditions» ne doivent pas être remplies pour qu’un génocide soit commis. C’est plutôt «une manière concrète d’expliquer l’origine d’un tel acte».
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Peut-on parler d'un génocide en Ukraine?
Il est trop tôt pour affirmer que la Russie est en train de commettre un génocide en Ukraine, affirme Marie Lamensch, membre associée à l’Observatoire des conflits multidimensionnels de la Chaire Raoul-Dandurand et coordonnatrice de projet à l’Institut montréalais d’études sur le génocide et les droits de la personne de l’Université Concordia.
«Présentement en Ukraine, ce qu’on peut faire, c’est de parler de crime de guerre et de crime contre l’humanité, mais pas encore de génocide. Il faut commencer par voir s’il y a un aspect systémique et intentionnel aux crimes commis», soutient-elle.
«Une fois qu’on voit qu’il y a une volonté appuyée par un aspect systémique de tuer les Ukrainiens en raison de leur ethnie, alors on peut commencer à monter un dossier pour démontrer l’intention de la Russie de tuer ce groupe-là et appeler ça un génocide.»
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Des génocides qui ont marqué l’histoire
Le génocide arménien (1915-1916)
En plein déclin de l’Empire ottoman, le mouvement nationaliste des Jeunes-Turcs somme le gouvernement à sévir contre les minorités non musulmanes en Turquie, incluant les Arméniens de confession chrétienne.
Des chefs d’État et les élites sont alors exécutés, des hommes sont envoyés dans des camps de la mort et les femmes et les enfants déportés, rapporte l’Encyclopédie canadienne.
Ce sont entre 600 000 et 1,2 million d’Arméniens qui sont morts alors que se déroule la Première Guerre mondiale.
L’Holocauste (1933-1945)
Sans doute le génocide le plus connu, celui du peuple juif d’Europe. L’Allemagne nazie d’Adolf Hitler met en branle dès 1933 un système génocidaire qui, jusqu’en 1945, arrachera la vie à six millions de Juifs.
D’autres groupes sont également visés par les nazis, comme les membres de la communauté LGBTQ+, les Roms et les handicapés, parmi lesquels on dénombre près de cinq millions de morts.
Selon le Musée de l'Holocauste Montréal, plus de 20 000 camps de concentration ont été érigés à travers l’Europe nazie. L’assassinat en masse de Juifs a commencé en 1941 par les unités mobiles de tueries. Les chambres à gaz et les camps de la mort sont ensuite apparus.
Le génocide rwandais
Le 6 avril 1994, après des décennies d’instabilité, l’avion du président du Rwanda est abattu en plein vol, avec à son bord le président du Burundi. Les hostilités sont alors lancées par les forces gouvernementales et des extrémistes Hutus contre la minorité tutsie, les Hutus modérés et les peuples autochtones Twa.
Entre avril et juillet 1994, entre 800 000 et un million de Tutsis rwandais ont été tués par la milice rwandaise Hutu, qui a également commis des violences sexuelles à l’endroit des femmes et des filles tutsies, rapporte le Musée canadien pour les droits de la personne.
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Les crimes sexuels peuvent d'ailleurs être une arme utilisée par les génocidaires, souligne Marie Lamensch.
«On peut aussi entraver au processus des naissances en procédant à des avortements forcés ou encore en s’attaquant aux appareils génitaux afin d’empêcher la reproduction au sein d’un groupe. Il y a aussi le viol: certains membres de groupe ethnique spécifique qui vont violer une femme dans le but qu’elle donne naissance à un enfant d’une autre ethnie.»
Des génocides culturels
Le génocide peut prendre diverses formes, rappelle Heidi Berger. Elle fait notamment référence au génocide culturel commis par le Canada à l’endroit des Premières nations canadiennes entre 1876 et 1993.
«Il faut comprendre que l’extermination n’est pas seulement physique, mais aussi culturelle», explique-t-elle.
La Commission de vérité et réconciliation a d’ailleurs reconnu que le système des pensionnats faisait partie d’une politique de génocide culturel des peuples autochtones, dont l’objectif était de les «assimiler contre leur gré» à la société canadienne d’un bout à l’autre du pays.
− Avec Gabriel Ouimet