Elle est où, la couleur? Pourquoi les milléniaux vivent leur vie en beige
Le constat est flagrant: au quotidien, les couleurs vives se font rares. Pourtant, ça n’a pas toujours été le cas. Pourquoi le monde occidental est devenu monochrome?
Emmanuelle Martinez
Regardez autour de vous. De l’architecture au design en passant par les voitures, les outils technologiques, les arts et la mode, c’est le règne des tons passe-partout.
Apaisant, diront certains, terne, diront d’autres. Une chose est sûre, si des éclats de couleurs déchirent parfois cette toile de neutralité, elles ne sont plus la norme. En 2020, une étude britannique menée par le Science Museum Group Digital Lab a analysé plus de 7000 photographies d’objets appartenant à 21 catégories sur plus de 200 ans. Conclusion: le gris n’a pas cessé de monter en flèche. De pair avec les noirs et les blancs, ces tonalités constituent aujourd’hui 50 % de notre quotidien en Occident, alors qu’elles représentaient seulement 15 % des couleurs utilisées en 1800. Seul hiatus: les années 1960, 1970 et 1980, qui ont réhabilité les tons vifs, surtout dans la mode et le design intérieur.
Si vous avez plus de 40 ans, vous avez donc connu un monde plus éclatant!
L’ère du pragmatisme
Combien d’entre nous peuvent se targuer de posséder une voiture ou des murs colorés? Statistiquement, une poignée. «C’est particulièrement vrai dans le secteur automobile. En 1952, trois voitures sur quatre étaient rouges, vertes ou bleues, tandis qu’aujourd’hui, trois voitures sur quatre sont grises, blanches ou noires, et ce, partout dans le monde», affirme Jean-Gabriel Causse, designer, spécialiste de l’influence des couleurs et auteur de nombreux ouvrages sur le sujet, dont Les couleurs invisibles et L’étonnant pouvoir des couleurs. Il ajoute que le constat est le même en architecture et en design, surtout dans le secteur résidentiel, où le blanc demeure le canevas par excellence. D’un point de vue pratique, le phénomène s’explique facilement: louer un appartement peint en vert pomme ou revendre une voiture jaune poussin est plus difficile, la couleur étant souvent liée à une envie, une énergie ou une mode; bref, le contraire de l’intemporel et du durable. Ce dernier critère guide d’ailleurs l’approche de Daniel Corbin, designer et fondateur de la firme D-Cor: «Je prône un design écologique, ce qui me pousse à faire des choix qui vont perdurer. Le matériau est souvent ma base; je me sers donc beaucoup du blanc parce qu’il contient toutes les couleurs et fait ressortir les différentes nuances de la pierre, du béton, de l’acier, du cuir et du bois.» Remarque-t-il une différence dans le choix des couleurs d’intérieur?
«Absolument. En 20 ans, il y a eu une très grande baisse des couleurs vives, même si on les trouve encore en accents sur les accessoires de déco. Et à l’extérieur, c’est très rare.»
En effet, surtout en Amérique et en Europe du Nord, la couleur est presque inexistante sur les façades et dans les rues.
Un besoin vital
Est-ce qu’on parle des bureaux d’entreprise impersonnels qui sont le lot de beaucoup d’entre nous? Et des outils technologiques (téléviseurs, téléphones, ordinateurs, haut-parleurs, etc.), majoritairement noirs, omniprésents dans notre quotidien? Même au cinéma, la colorisation a changé. L’arrivée du numérique et du HD a eu une incidence sur le traitement de l’image, désormais plus sombre. À long terme, cette uniformité a-t-elle un impact psychologique? «Les scientifiques l’ont prouvé, dit M. Causse: l’humain a besoin de couleur dans son environnement. Nous sommes des animaux. Nous avons évolué au sein d’une nature aux couleurs changeantes. Ça ne fait pas si longtemps que nous vivons coincés entre quatre murs!» Une bonne raison d’injecter une dose de couleurs à ces derniers quand, en réalité, les teintes les plus populaires actuellement au Québec sont «les grèges, les gris, les tons terre pour les coloris plus chauds, et toujours en restant dans la délicatesse et le contrôle», souligne Daniel Corbin.
Les bienfaits de la couleur
L’époque n’est pas à l’excès. Nos lieux de vie sont devenus des cocons. Peut-être parce qu’une couleur franche est souvent perçue comme une stimulation visuelle supplémentaire dans un monde qui nous bombarde déjà de beaucoup (trop) d’informations. Quand on rentre chez soi, on a envie de décrocher! Et nous sommes nombreux à penser que ça marche mieux dans un décor «beige», alors que d’un point de vue purement physiologique, c’est plus ou moins le cas.
«Quand on regarde un aplat de couleur, nous explique M. Causse, le cerveau est activé. Chaque couleur stimule une zone différente. Le vert équilibre, le bleu apaise en faisant baisser la pression artérielle et le rose stimule 95% des zones qui sont engagées quand on contemple des images de bonheur. Regarder du rose, ça fait vraiment du bien! Avec le blanc, le beige ou l’écru, en revanche, il ne se passe... rien.» Autrement dit, le cerveau est à off.
Mal-aimée
La couleur fait-elle peur? Parce qu’elle attire (ou détourne) l’attention, on la traite parfois de frivole ou de décadente. En art, certains théoriciens occidentaux la nimbent d’une connotation péjorative. Le sculpteur et plasticien anglais David Batchelor a d’ailleurs inventé le terme «chromophobie». Dans son essai du même nom, il explore les raisons qui ont mené une partie du monde à percevoir la couleur comme l’antithèse du raffinement.
Et la mode dans tout ça? Là aussi, la couleur demeure une fantaisie. Certains créateurs l’utilisent rarement, lui préférant des teintes neutres ou l’indémodable noir.
Pour la petite histoire: longtemps considéré comme étant la couleur du deuil, le noir a changé d’image à la fin du 19e siècle, notamment grâce au roi d’Angleterre Édouard VII. C’est à lui qu’on doit la popularisation du smoking, créé à l’origine pour couvrir les vêtements et les protéger de l’odeur du cigare. D’abord bleu nuit, il est devenu noir, couleur que préférait porter le futur roi lors d’événements mondains, ce qui a suscité un engouement immédiat et propulsé à la fois la tenue et la teinte au rang de symboles d’élégance. Le noir est redevenu symbole de deuil à l’après-guerre, puis «Coco Chanel lance sa petite robe noire en 1926, souligne Jean-Gabriel Causse, et tous les créateurs français s’y engouffrent, s’attardant alors davantage sur le travail des formes et des coupes. Il y a bien eu la mode colorée et exubérante des années 1980 mais, dès les années 1990, les tons neutres ont repris le dessus.» D’un point de vue pratique, ça permet aux détaillants d’écouler plus facilement leur stock d’invendus d’une saison à l’autre. À titre d’exemple, si le fuchsia a envahi les rayons des boutiques cet hiver, il y a fort à parier que les ventes d’un manteau rose vif ne se comparent pas à celles du même modèle en noir.
Le grand retour?
Pourtant, Jean-Gabriel Causse croit au retour de la couleur, notamment parce que les tenues de travail formelles tendent à disparaître en faveur du casual wear, plus libre. Il observe également que le sud des États-Unis est en train de se recolorer, avec la Californie en tête sous l’impulsion de la Silicon Valley. Daniel Corbin, qui anime l’émission Vendre ou rénover au Québec, diffusée à Noovo – et dont les transformations sont la spécialité –, rappelle quant à lui la force des teintes vives pour valoriser les petits espaces: «La couleur fait paraître une pièce plus lumineuse ou plus grande!» Et si l’on décidait que 2023 sera l’année où l’on donnera meilleure mine à notre quotidien? La prochaine fois que vous hésiterez entre deux manteaux, prenez celui qui fera du bien à tout le monde!