Des dizaines de travailleurs punis pour leurs propos antivaccins ou anti-mesures sanitaires
Dominique Scali
Des dizaines de travailleurs ont été punis depuis le début de la pandémie en raison de leur propos contre les vaccins ou anti-mesures sanitaires ou encore pour leur laxisme dans l’application des règles. Selon plusieurs intervenants, ces sanctions sont nécessaires tandis que pour d’autres, nous assistons carrément à un dérapage.
«J’étais la seule [au travail] qui avait une opinion différente [en étant contre le masque]», témoigne Laura (nom fictif).
Elle préfère garder l’anonymat pour éviter les représailles de son employeur.
Pendant près de vingt ans, elle a travaillé comme journalière dans l’industrie du tabac.
«J’avais un très bon poste avec de belles conditions.»
Puis la pandémie est arrivée. Des collègues ont remarqué ses commentaires antimasques sur Facebook, qui sont parvenus aux oreilles de son employeur, raconte-t-elle.
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«Je ne sais pas si c’est psychologique, mais [porter le masque], ça me rendait malade [...] C’est un travail physique. Avec la chaleur, la poussière», énumère-t-elle.
Elle a été convoquée par les ressources humaines, envoyée dans un département isolé avec gel de salaire.
«J’ai commencé à faire des crises d’angoisse», explique celle qui est en congé maladie depuis 2020.
Comme elle, des travailleurs sans histoire d’une panoplie de domaines se sont soudainement retrouvés fautifs ou au cœur de tensions dans leur milieu de travail en raison de leur opposition aux mesures sanitaires.
Écoutez l'entrevue d'Alexandre Moranville-Ouellet avec Dominique Scali :
Signalements
Pendant ce temps, les ordres professionnels québécois ont reçu plus de 260 demandes d’enquête.
À lui seul, le Barreau a reçu pas moins de 170 signalements, qui ont mené à l’ouverture de dossiers sur 21 avocats différents.
Le Journal a recensé 20 professionnels qui font ou ont fait face à leur conseil de discipline pour leurs propos ou contenus publiés, ou encore pour avoir omis de respecter certaines mesures sanitaires. Le nom de 18 d’entre eux est public, car leurs audiences ont commencé ou sont terminées.
La plupart n’avaient pas d’antécédents disciplinaires.
Parmi eux, on retrouve des exemples de toutes sortes : du chiropraticien un peu laxiste à l’ex-comptable complotiste qui est suivi par 100 000 personnes sur Facebook.
Le Journal a également consulté incognito ce printemps une acupunctrice et un chiropraticien qui avaient été radiés pendant plusieurs mois pour ces mêmes raisons.
Tout au long des rencontres, les deux ont échoué à porter leur masque correctement.
Oui, c’est de nos affaires
«Au début de la pandémie, c’était : oh, mon Dieu [...], le public nous interpelle pour qu’on fasse quelque chose », relate Marie-Claude Sarrazin, avocate en droit disciplinaire pour le syndic de l’Ordre des comptables agréés.
«Il a fallu qu’on s’assoie et qu’on se demande: est-ce que c’est de nos affaires? explique Me Sarrazin. On est arrivé à la conclusion que oui.»
En devenant membre d’un ordre, un professionnel s’engage à faire preuve de réserve dans ses propos, et à ne pas porter atteinte à l’honneur et à la dignité de la profession.
Certains codes de déontologie, comme celui du Collège des médecins, exigent qu’ils basent leur pratique sur les principes scientifiques reconnus.
Vie privée
Mais pour d’autres intervenants, on assiste actuellement à un « dérapage ».
Plusieurs experts consultés par Le Journal ne sont pas convaincus que tous ces cas passeraient le test des tribunaux supérieurs.
C’est aussi ce que croit l’avocat Pierre Daignault, qui représente quatre chiropraticiens, dont trois à qui l’on reproche essentiellement d’avoir partagé de fausses informations sur les réseaux sociaux.
«Ça ne regarde pas l’ordre. C’est leur vie privée», analyse Me Daignault.
«Mes clients, ce ne sont pas de gros méchants. Ce sont de bonnes personnes [...] Ce ne sont pas tous des antivaccins.»
«Ils sont un peu révoltés, inquiets ou angoissés», dit le juriste, qui croit qu’on ne peut pas avoir les mêmes exigences envers un chiropraticien qu’un médecin.
«Je ne défends pas leurs idées. Mais je défends avec conviction leur droit d’avoir ces idées même si je ne les partage pas», conclut Me Daignault.
ILS SE SONT FAIT TAPER SUR LES DOIGTS
SIGNALEMENTS REÇUS
170 au Barreau du Québec
50 au Collège des médecins
8 à l’Ordre des psychologues
5 à l’Ordre des inhalothérapeutes
4 à l’Ordre des denturologistes
4 à l’Ordre des administrateurs agréés
19 cas dans d’autres ordres professionnels
Total : au moins 260*
*Plusieurs signalements peuvent faire référence à un même professionnel. Certains étaient non fondés.
PROFESSIONNELS
12 chiropraticiens
2 comptables agréés
1 acupunctrice
1 avocate
1 infirmier auxiliaire
1 médecin
1 optométriste
1 psychologue
71 POLICIERS
28 à Terrebonne
21 à Longueuil
10 à Gatineau
5 à Québec
4 à Saguenay
1 à Laval
1 à Repentigny
1 à Sherbrooke
Source : Demandes d’accès à l’information faites par Le Journal auprès des corps policiers et ordres professionnels.
Situations inédites en milieu de travail
Des employeurs ont dû gérer des situations inédites en milieu de travail en raison de la pandémie, comme l’utilisation de la liste téléphonique du personnel à des fins de propagande ou des manifestations devant les écoles.
«C’est sûr qu’il y a des organisations qui ont dû intervenir», dit Manon Poirier, présidente de l’Ordre des conseillers en ressources humaines et qui a entendu toutes sortes d’histoires.
Par exemple, un employeur a dû sanctionner un employé qui avait utilisé la liste téléphonique d’urgence pour envoyer un texto à l’ensemble du personnel afin de les confronter à ses idées complotistes, relate Mme Poirier.
«Mais il ne faut pas penser que toutes les personnes qui ont une opinion [divergente sur la pandémie] ont nécessairement des comportements inappropriés», nuance-t-elle.
Difficile de quantifier
À quel point ce genre d’incident est-il fréquent? Personne ne le sait vraiment.
«C’est arrivé par-ci, par-là», estime Karl Blackburn du Conseil du patronat, qui y voit une série d’anecdotes.
Plusieurs experts en prévention de la radicalisation disent toutefois avoir été sollicités pour donner des formations sur le sujet par de nombreuses organisations.
Un des cas les plus médiatisés a été celui de Patrice Trudeau, un enseignant de Montréal qui a fait l’objet de mesures disciplinaires pour avoir notamment présenté à ses élèves une vidéo qui «banalisait la crise sanitaire», selon la lettre de l’employeur.
En septembre, des activistes antivaccins avaient manifesté devant son école avec son visage sur leurs pancartes, ce qui a mené Québec à adopter un projet de loi pour encadrer ces manifestations.
Le Centre de services scolaire de Montréal indique que Patrice Trudeau est toujours à son emploi. De son côté, M. Trudeau dit se heurter à une menace de congédiement.
La condition pour recommencer à enseigner : ne plus parler de sujets liés à la pandémie avec ses élèves, dit-il. «Autrement dit, de ne pas faire ma job de prof d’éthique.»
«Arbitraire»
Héloïse Landry, qui a notamment participé à une vidéo en compagnie de M. Trudeau et du militant François Amalega, est à la tête du collectif Éducation et droits humains.
Elle dit être en contact avec des dizaines d’autres enseignants ayant un vécu semblable.
Selon elle, le choix de punir ou non un enseignant est souvent «arbitraire» dans le milieu de l’éducation.
«On avait des enseignants qui disaient : “bien, moi je le porte pas en classe, mon masque, et personne ne m’écœure”. Dans une autre école, quelqu’un clignait des yeux et était rapidement convoqué en disciplinaire», rapporte Mme Landry.
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