Démocratie et COVID
Mathieu Bock-Côté
On en trouve encore, même s’ils sont moins nombreux que l’an dernier, pour dire que seuls les spécialistes en santé publique devraient se prononcer sur les mesures à prendre pour combattre la propagation du virus.
Un couvre-feu? C’est aux experts de décider! Le retour des bulles familiales et la fermeture des restaurants et autres lieux de convivialité? C’est aux experts de décider, encore une fois. Je laisse de côté le fait que ces experts se contredisent suffisamment entre eux pour qu’il nous soit permis de ne pas accueillir chacune de leurs propositions comme parole d’évangile.
Et je reviens à l’essentiel: depuis deux ans, nous sommes plongés dans cette épreuve collective et, pour peu qu'on croie encore un peu à la démocratie, il est normal que la population, après un moment de stupéfaction correspondant globalement à la première vague de 2020, en soit venue à s’approprier le débat autour des mesures sanitaires, qu’il s’agisse de celles que nous jugeons collectivement légitimes ou de celles qu’on juge excessives. À moins de considérer, évidemment, que l’état d’exception est désormais la norme et que la crise sanitaire exige une suspension durable du débat public, qui serait seulement bon en temps de paix et par temps calme.
Il existe une telle chose que le sens commun: la démocratie en présuppose même l’existence. Elle suppose que chaque homme, par son expérience personnelle, par sa participation à la vie collective et par un travail de réflexion, est capable de se faire une tête sur la chose publique, et même d’apercevoir l’angle mort qui échappe souvent aux autorités.
J’ajoute que le débat public repose aussi sur le constat d’un désaccord insurmontable sur les valeurs à privilégier en société. Ce n’est pas sans raison qu’on trouve en chaque société des conservateurs et des progressistes, des hommes d’autorité et des libéraux, des enracinés et des cosmopolites: les hommes ne voient pas tous le monde de la même manière et ces divergences se traduisent en une diversité de visions politiques.
C’est vrai aussi en nos temps covidiens.
Pour les uns, la sécurité sanitaire est non seulement première, mais exclusive. Pour d’autres, les libertés individuelles dans leur forme précovidienne sont à restaurer d’urgence, quitte à accepter une plus grande part de risque dans nos vies. Beaucoup se demandent comment conjuguer ces préoccupations également légitimes.
Tous conviennent, je crois, qu’il est urgent d’adapter le système hospitalier à la pandémie – rares sont ceux qui jugent que les pouvoirs publics y sont pour l’instant parvenus.
Une chose me frappe, toutefois: nous vivons désormais dans une société qui accorde au gouvernement le droit de définir quelles sont les relations sociales essentielles et lesquelles sont accessoires. Nous vivons dans une société où le gouvernement peut décider du nombre de gens que chacun peut accueillir en sa demeure. Nous vivons dans une société, aussi, où le gouvernement envisage comme une possibilité parmi d’autres, aussi radicale soit-elle, d’imposer à la population un couvre-feu, de fermer des commerces, de les rouvrir ensuite.
Autrement dit, la pandémie a engendré un nouveau contexte politique où le contrôle social peut s’étendre jusqu’aux zones les plus intimes de l’existence. Je ne dis pas que le gouvernement souhaite aller dans cette direction, encore moins qu’il en tire plaisir. Je dis simplement qu’il se croit désormais autorisé à le faire, s’il le croit nécessaire. Une frontière mentale a été transgressée et nous nous y sommes habitués, même si c’est au nom du pragmatisme le plus louable qu’on l’a transgressée.
Il y a là un vrai sujet pour la philosophie politique.
Qu’on me permette de le redire, puisque cela semble nécessaire: je ne doute pas un instant que le gouvernement fasse de son mieux et qu’il agisse selon ce qu’il croit être l'intérêt supérieur des Québécois. Le premier ministre et ceux qui travaillent avec lui font ce qu’ils peuvent dans une situation historique inédite qui a bouleversé les fondements de nos sociétés.
Qu’on nous accorde toutefois le droit de débattre de sa vision de l’intérêt général et des décisions nécessaires en ces temps difficiles, sans que les accusations de complotisme ne viennent polluer le débat public et, concrètement, l’interdire.